Alassane Ouattara : enfin, un Coup d’éclat

Par Pierre Franklin Tavares|7 août 2018|Actualités

D.RSans doute l’allocution du 6 août 2018 restera-t-elle comme le discours politique marquant et majeur des deux mandats d’Alassane Ouattara (2010 – 2020). Et ce, sous maints rapports. En effet, tant par sa forme, que selon son contenu et dans sa visée, ce discours opère une heureuse rupture et une coupure opportune avec les politiques publiques antérieures. Il s’agit d’un renversement.

Ainsi devons-nous l’envisager, sans mauvaise foi ou méfiance excessive, mais plutôt de façon critique (dis-cerner) et objective, c’est-à-dire avec toute la probité intellectuelle qu’exige la sagesse politique ou l’analyse académique.

Au reste, pour apprécier correctement cette allocution, nous devrions d’abord en faire un commentaire de texte, dont la méthode et les techniques sont apprises en (classe) Terminale. C’est la seule méthode pour e avoir une approche complète et non sélective. Et qui n’a pas recours à ses outils pédagogiques ne peut entendre ce discours, simplement parce qu’il ne l’aura pas écouté et moins encore mis au jour ses idées-forces et sa structure. Ne-pas-entendre est toujours un risque : Les oreilles peu profondes débordent vite, dit Rilke. En effet, ne pas vouloir entendre, c’est sélectionner ou picorer dans les textes ses propres plaisirs, sans se soucier d’en faire une critique au sens correct du mot. Cependant, nous ne pourrons ici nous plier à l’exercice de ces règles académiques. Nous y renvoyons. Aussi ne retiendrons-nous ici que les axes principaux de cette allocution, afin d’aménager une approche suffisante qui en dévoilent les caractéristiques essentielles.

I. La nature du Discours : un « acte » politique de centre-gauche

Rappelons que ce Discours est une « allocution », autrement dit une parole protocolaire, officielle et publique. C’en est la première caractéristique.

La seconde caractéristique est qu’elle est un « acte », au sens que Hegel prête à ce mot relativement aux discours de Périclès rapportés par Thucydide : « les discours, écrit-il, sont des actes et même des actes tout à fait essentiels et très efficaces. Certes, on entend souvent des hommes se justifier en disant : « Ce n’étaient que des paroles ». Si cela est vrai, s’il ne s’agit que de mots, leur innocence est établie ; en effet, de tels discours ne sont que purs bavardages et le bavardage jouit du privilège de l’innocence. Mais les discours entre peuples ou bien ceux qui s’adressent à des peuples et des princes sont des actes et en tant que tels ils constituent un objet essentiel de l’histoire… » (Hegel, La raison dans l’histoire, 10-18, p. 26).

La troisième caractéristique est politique. Il s’agit d’un discours de centre-gauche, puisqu’il appelle (enfin) à la redistribution des fruits de la croissance, sur la base d’une justice sociale tant attendue ces dernières années.

Bref, nous sommes à entendre, à écouter à lire et à méditer une allocution qui est un acte, et tel est son trait fondamental. Et non pas autre chose.

II. Les trois composantes du Discours : forme, contenu et visée

Tout d’abord, par sa forme, l’allocution est brève et laconique. Car, d’une part, sa transcription tient en huit pages, sur le site officiel de la Présidence de la République. Et si l’on ramenait la taille des caractères à douze (12) et que l’on changeait le type de police, le texte serait ramené à cinq (5) pages. C’est donc un discours court, dont la communication ne dure que dix-sept (17) minutes.

Quant à son style, il est vif dans son prononcé et sa prosodie est portée par l’affirmation (énergie) d’une volonté déclarée. Aussi, ce qui est annoncé (libération des prisonniers, mesures sociales, etc.) devient immédiatement exécutoire. En ce sens, la Présidence renforce sa « présidentialité » et assure le branle du pouvoir exécutif et de l’ensemble des institutions publiques, conformément à l’article 63 de la Constitution : « Le Président de la République est le détenteur exclusif du pouvoir exécutif ».

Par ailleurs, le texte est bien construit, à ceci près que la répartition de ses blocs d’idées (paragraphes) pourrait être améliorée. Au demeurant, et c’est la première fois que cela advient, il est chargé d’un pathos qui met un accent soutenu sur les états affectifs complexes : la joie et l’émotion de s’adresser aux Ivoiriens, le regret des morts (guerre civile), la désolation due aux pénuries d’eau, aux inondations, etc.

Ensuite, selon son contenu, l’allocution, qui procède par des annonces fortes, opère un renversement de toutes les politiques (priorités) publiques conduites depuis 2011 par Alassane Ouattara. En effet, la Réconciliation nationale, la redistribution des richesses, la justice sociale, la libération immédiate de tous les prisonniers politiques ou ceux liés à la précédente crise post-électorale, indiquent, forment et organisent une réorientation complète. Les grandes « questions sociales » deviennent le fil conducteur de la fin de mandat.

Enfin, la visée politique de cette allocution transforme en nécessité politique la Réconciliation nationale, le changement générationnel des dirigeants et des cadres de l’Administration publique et du secteur privé. En outre, elle en appelle au Père fondateur de la Nation ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny, dont la parole de sagesse citée (empruntée à Condorcet) devient un leitmotiv.

Mais il y a aussi le ton, tout à fait spécial. Pour la première fois, en effet, Alassane Ouattara est apparu comme libéré de lui-même, mais aussi et surtout de ses conseillers-démagogues que nous avions tant fustigés et qui, jusqu’ici, se répandaient en « flatterie ».

III. Les (principaux) axes du Discours

On en dénombre cinq, au total :

1/ Réconciliation nationale, pardon et paix : ce premier axe poursuit le plan (CDVR – CSE – CNRI), par l’ordonnance d’amnistie de huit-cents (800) prisonniers ou exilés politiques, exceptés soixante (60) condamnés pour crime de sang. Parmi les amnistiés, quatre (4) prisonniers célèbres, dont l’une des deux figures emblématiques de la Seconde République ivoirienne, la députée Simone Gbagbo. Et l’un des proches du Président de l’Assemblée Nationale ivoirienne.

Notons ici, avec curiosité, que le président Alassane Ouattara présente cette décision comme une « mesure de clémence » et non comme l’exercice du « droit de grâce » que lui accorde la Constitution en son article 66 : « Le Président de la République a le droit de faire grâce ». Il inscrit donc sa décision non dans le registre constitutionnel mais dans la rubrique morale du pardon et dans celui politique de l’union nationale et de l’éthique de paix.

2/ Questions sociales : la redistribution du Produit intérieur brut (mais on n’en connaît pas encore le contenu détaillé) marque un tournant en matière de politique économique. Elle s’accompagne d’une déclaration de la prise en compte de la satisfaction des besoins sociaux élémentaires (accès à l’eau, l’électricité, soins médicaux) et l’amélioration des conditions de vie et de la cherté de la vie.

3/ Pacte social et citoyen : l’allocution met l’accent sur un nouveau projet de société basée sur « la responsabilité individuelle et collective », sous-tendue par la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption. Alassane Ouattara affirme avoir pris les siennes (au nom de son devoir de sécurité pour tous et de garant de l’unité nationale). Il invite toute la classe politique à faire de même. Manifestement ce sont la devise nationale (unité – discipline – travail) et les grands principes houphouétistes (paix, dialogue). C’est « un nouveau départ » pour une « Côte d’Ivoire Nouvelle », où « l’amour » devra primer.

4/ Passage de témoin politique aux jeunes générations : l’allocution reprend cette proposition émise lors de la création du RHDP-Unifié, le 16 juillet dernier à Abidjan : « transférer le pouvoir à une nouvelle génération ». C’est un tacle aux générations antérieures.

5/ Recomposition de la Commission Électorale Indépendante (CEI) : en l’annonçant, le Président de la République ivoirienne abandonne le schéma fixé par les Accords de Linas-Marcoussis et satisfait à l’une des anciennes exigences de l’opposition. La modification à venir des membres de la CEI viserait à équilibrer cette structure administrative et à réduire les possibilités de contestation électorale lors des prochains scrutins.

Sur la base de l’ensemble des points précédents, il n’est pas exagéré de considérer cette allocution comme le testament politique d’Alassane Ouattara, qui voudrait ou devrait quitter le pouvoir par la grande porte.

IV. Un coup d’éclat politique

Cette allocution constitue, indéniablement, un véritable coup d’éclat politique, comme nous le demandions lors d’un article précédent. Il en revêt deux caractéristiques : l’inattendu et le renversant. Et certes il n’est pas dénué d’intentions tactiques. Car il relance la compétition politique sur des bases qui la complexifie. Mais cela, nous l’aborderons dans un prochain article.

Faut-il le préciser, le coup d’éclat caractérise et est le propre des hommes et des femmes politiques. Le 28 août et le 2 septembre 1792, à l’Assemblée législative française, Danton formulera autrement cette vérité : « l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».

Et pour comprendre l’importance des audaces en politique, rappelons un fait que rapporte Plutarque à propos de Valérius alias Publicola, l’un des pères fondateurs de la démocratie romaine : « De fait, écrit-il, Valérius vivait de façon trop ostentatoire, sur la hauteur qu’on appelle la Vélia, dans une maison qui dominait le forum et, d’en haut, avait vue sur tout ; l’accès en était difficile et escarpé, si bien que lorsqu’il en descendait, c’était un spectacle grandiose, la pompe du cortège avait un aspect royal. Valérius montra bien, à cette occasion, comme il est précieux, lorsqu’on est au pouvoir et chargé des plus hautes fonctions, de garder les oreilles ouvertes non à la flatterie, mais à la franchise et aux propos sincères. Quand ses amis lui expliquèrent que le peuple le jugeait en faute, il les écouta sans s’irriter ni s’indigner ; il réunit aussitôt un grand nombre d’ouvriers, et alors qu’il faisait encore nuit, il fit abattre sa maison ; on la rasa entièrement jusqu’aux fondations. Le jour venu, les Romains virent ce qui s’était passé ; ils s’assemblèrent, pleins d’affection pour lui, et admirèrent sa grandeur d’âme » (Plutarque, Vies parallèles, p. 237).

Ainsi, consolide-t-on les nations, que ce soit dans la Rome antique ou sous la Révolution française. Un Chef d’État doit donc avoir des oreilles profondes et manier l’audace de manière opportune.

V. Le triomphe de la ligne idéologique et politique de Guillaume Soro

Sans doute doit-on voir dans cette évolution inattendue d’Alassane Ouattara la marque personnelle et l’influence directe de Soro Guillaume, le chantre de la Réconciliation et du Pardon. Et si tel est le cas, alors il faudrait voir dans cette stratégie nouvelle d’Alassane Ouattara une inflexion de taille, dans la mesure où, jusqu’ici, il semblait ne pas voir en Guillaume Soro un successeur possible. Ce dernier, Président de l’Assemblée nationale ivoirienne, sort donc renforcé de la crise sociale et politique qui depuis quelques mois agite la nation ivoirienne et sa classe politique, et qui ne pouvait plus longtemps laisser indifférent Alassane Ouattara. Guillaume Soro « a pris la main ». C’est pour lui un succès idéologique et politique.

La considération précédente nous conduit à révoquer en doute l’argument facile selon lequel cette allocution serait le résultat de la pression exercée par le récent Rapport de l’Union Européenne sur la Côte d’Ivoire. Car si les Rapports de l’Union Européenne avaient une force opératoire, de surcroît si rapide, cela se saurait, notamment dans le cas du Gabon et d’autres pays africains. Les politologues africains, les africanistes européens et tous les experts du matin devraient cesser de croire que les dirigeants Africains sont incapables de prendre des décisions par eux-mêmes. Et, par une sorte de « matérialisme désuet » et de « préjugé », ils ont la faiblesse et le tort d’expliquer les changements ou les retournements en Afrique par les conditions extérieures, sans jamais faire de place à la subjectivité de leurs dirigeants et/ou aux conditions internes.

Le contexte politique et social de la Côte d’Ivoire, le rapport de forces internes entre les partis et les hommes et les femmes ainsi que leur intelligence expliquent le coup d’éclat d’Alassane Ouattara. L’Union Européenne n’y est pour rien. Bien heureusement, devrait-on dire.

Rappel : « les discours sont des actes et même des actes tout à fait essentiels et très efficaces [… car] les discours entre peuples ou bien ceux qui s’adressent à des peuples et des princes sont des actes et en tant que tels ils constituent un objet essentiel de l’histoire… ». Nous devons méditer cette vérité.

Nous savons maintenant ce que dit cette allocution. Chacun peut à présent prendre position.

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