Réponse à un partisan d’Achille Mbembé et Emmanuel Macron

Par Pierre Franklin Tavares|2 avril 2021|Actualités, Monde

Olà, Khristophoros [le nom du destinataire a été modifié] ! – Vous avez la version intégrale ci-après en format pdf

Heureux de te savoir à présent Genevois, en espérant que cette acclimatation nouvelle te procure un bienfait durable. Car dans cette capitale, la vie est plus sereine et bien moins agitée qu’elle ne l’est à Paris. Et, me dit-on, l’ombre de J.-J. Rousseau parcourt encore Genève.

Je me réjouis que tu aies lu mon article avec attention (comme tu le dis) et qu’il ait suscité ton intérêt critique. En manière de réponse rapide à tes premières remarques et futures objections, je commencerai par te dire que je te trouve bien indulgent avec toi-même. Et si cela ne peut pas être pris comme un défaut, c’est d’abord une complaisance avec soi-même.

Tu considères mon texte « dur » et « partial », comme si la mollesse et l’impartialité (l’autre nom donné à la ‘’fausse objectivité’’) étaient des qualités. Bossuet croit que la mollesse est l’un des plus graves défauts pour un Prince. J’ajouterai qu’elle encore moins acceptable pour un intellectuel. Au reste, quand il s’agit de l’Afrique noire, je m’étonnerai toujours du plaidoyer d’impartialité que l’on exige et qu’il est demandé d’exhiber comme un certificat d’études primaires ou un permis de conduire. Frantz Fanon a bien eu raison de dénoncer cette exhibition dans Les damnés de la terre. Mais au vrai, ce n’est pas moi qui suis « dur » et « partial », c’est l’histoire universelle qui l’est en général, tout particulièrement avec l’Afrique et depuis si longtemps.

Par ailleurs, merci de me rappeler ce qu’est et en quoi consiste la Philosophie. Mais, pour être honnête avec toi, je préfère en sourire. Car même ceux qui sont ignorants de ce qu’est la philosophie ne craignent même plus de la recommander voire de l’enseigner aux philosophes.

En tous les cas, s’agissant des « exploits » d’Emmanuel Macron que tu énumères, j’eus pu espérer un peu plus de lui, s’il avait pu obtenir des masques, des tests et des vaccins pour les Françaises et les Français, après qu’il ait fait éclater la crise terrible des Gilets jaunes et accru la masse des pauvres en France. « Partial » moi, lorsque tu énumères toi-même partiellement, et de façon partiale, ses « exploits » en oubliant ses lourdes faillites qui nous placent au seuil d’une victoire désormais possible de l’extrême-droite en France lors des prochaines élections présidentielles ?

Et comme il ne réussit pas chez lui, tu as bien raison d’espérer qu’il réussisse à refonder les « fondamentaux » de la France-Afrique. J’eus préféré que l’on me dise en quoi consiste précisément ces « fondamentaux » pour que l’on puisse en débattre. Car ce mot, galvaudé par son abusif usage, a perdu son authentique signification. Tant que ce mot ne sera pas élucidé, mis en lumière nouvelle, toute parole persistera comme bavardage vain, habile caquetage.

Ainsi, E. Macron est désormais promoteur de villes durables en Afrique, alors qu’il n’en construit pas encore chez lui au grand désespoir des écologistes. Alors même qu’il a abandonné toute politique publique en faveur des banlieues françaises, en raillant publiquement le rapport Borloo. L’homme, s’il n’est pas seulement donneur de leçons, est désormais ‘’savant’’ en tout. Depuis quelques semaines, « on » en rit allègrement.

Alors, appelons Félix Houphouët-Boigny comme témoin, lui qui a été ministre de l’intérieur français. Il parlait en images disant ceci : « quand un aveugle est guidé par un voyant qui l’oriente à l’aide d’un bâton et que ce voyant tombe dans un trou, qui est le vrai aveugle ? ». Khristophoros, il faut être sûr de la personne que l’on choisit pour être conduit.

J’ai reçu la liste des « spécialistes » (pour reprendre ton mot) qui composent l’équipe de celui qui est missionné. Un beau collège, en effet. Et cela semble te suffire. Cependant, je ne crois pas y avoir vu un spécialiste reconnu des questions environnementales et urbaines. Mais soit ! Admettons que ce ne soit pas ce qui importe. Puisque la connaissance et l’expérience ne sont plus des critères suffisants ou exigibles, en ces temps de médiocrité généralisée. Ce qui compte ici et choque, c’est que heureux d’avoir choisi des non-spécialistes pour faire théâtre, ce Sommet s’accompagnera théâtralement d’un concert de musique et d’une rencontre sportive. Folklore et bamboula ! Si tu avais lu le programme de ces journées, tu aurais été plus « dur » avec toi-même. Certes « comparaison n’est pas raison » comme le répète le vieil adage qui, à juste titre, réclame preuve solide et démonstration probante. Toutefois, il n’y a pas et il n’y aura jamais de Raison sans « comparaisons ». Aussi je daigne comparer la typologie des Sommets en appelant l’interrogation suivante : lorsque le G8 (ou 7) se réunit, assiste-t-on à tout cet inutile fatras (danse et football) qui est le signe patent que nous sommes bien dans une farce ? Lorsqu’il y a une réunion au Sommet avec les Chefs d’États américains, arabes ou asiatiques, le Protocole d’État français est-il abaissé au rang de théâtre ? Les Sommets européens sont-ils de cette facture ? Alors pourquoi les Sommets entre la France et l’Afrique doivent-elle revêtir tous ces ridicules étincelants ? Il faut concevoir ces Sommets selon les standards universels.

Tu évoques toi-même les « timides avancées » d’E. Macron en prétextant le rapport Stora et le rapport Duclert. Oublies-tu que, pour lors, ce ne sont que des rapports ? Tu devrais plutôt te demander pourquoi l’Algérie et le Rwanda ne s’en contentent pas et leur ont réservé un bien frais accueil. Deux laconiques communiqués. Il y a fort à parier et comment s’en étonner que, demain, E. Macron commande le rapport Mbembé. Il n’y pas de vérité sans liberté. Ce type de rapport commandé ne peut s’y plier. Ils ont un autre usage.

En tous les cas, le 28ème Sommet Afrique – France obéit à un format avilissant et annonce un contenu programmatique de très faible valeur. Et alors même que Macron montre, Xi Jiping démontre. En effet, à force de médiocrités successives, les gouvernements français, et non pas la France, perdent du terrain en Afrique noire. Or, parce que j’ai la faiblesse de croire assez bien connaître l’histoire de France, j’ai proposé un autre format meilleur qualitativement que ce qu’on l’on nous sert comme farce, à la fois intellectuelle et diplomatique.

Vois-tu, Khristophoros, on peut ne pas voir (ab oculis), et même se convaincre qu’on ne doit pas voir (ab oculis repetita) comme tu sembles le dire et le faire, à l’aide d’une image qui est suggestive en elle-même et suffit pour qui décide de voir en regardant : « la main tendue » d’Emmanuel Macron. Pauvre Afrique noire francophone, car il n’en va pas tout à fait de même en Lusophonie et en Anglophonie noires.

Au fond, je préfère un Emmanuel Macron qui appelle ses homologues aux réformes démocratiques qu’un Emmanuel Macron enclins aux « amusements » ou à des africâneries avec des intellectuels qui ne représentent qu’eux-mêmes et qui n’ont pour toute force et légitimité que celles de l’influence des médias. Cet aéropage devrait se limiter, mais j’en doute, à la Science (si elle le peut) et au savoir (si elle le veut), en évitant de servir d’absurde caution provisoire à un pouvoir qui n’a peut-être encore que quelques mois de survie.

Mais, pour la défense d’Achille Mbembé, tu l’as toi-même écrit et résumé, bien mieux que moi, en quoi consistera son job : « titiller » E. Macron. Comme disent les Ivoiriens « C’est ça qui est la vérité ! ». Or titiller, cela veut d’abord dire « chatouiller, « taquiner » et , parfois, « provoquer ». Est-ce donc à cela qu’en est réduit ceux-là qu’on présente (et bien à tort) comme l’élite noire ? Est-ce à cela que devrait être réduit l’importance d’un Sommet ? Là est la farce que je dénonce avec tant de sévérité.

Khristophoros, à bien y regarder et tout compte fait, tu es « dur » avec toi-même et bien plus encore avec Achille Mbembé que tu crois que je le suis. Et, dois-je en sourire, tu le décris bien mieux que moi : un titilleur ! Est-il cela et rien de plus ? Tu dépeins avec d’autres mots ce que Kierkegaard appelle « la farce », cette figure du « théâtre » qu’il classe dans le premier stade de la vie, le stade esthétique. Or l’Histoire est un champ d’épreuve, pas de repos, de mollesse politique u de fainéantise intellectuelle. L’Histoire est le lieu privilégié où le sérieux doit s’exercer et l’emporter sur la farce.

Ultime considération, d’où cette farce, cet ensemble d’africâneries, s’origine ? Depuis une idéologie, celle de la dévalorisation systématique des États africains qui a gagné en vigueur depuis les dramatiques Programmes d’ajustement structurels ; une pratique idéologique qui fait croire aux Africains que leur salut viendra non pas de l’État mais de la société civile. C’est encore cela qui est à l’œuvre et qui s’accompagne d’un mépris des États qu’il s’agit précisément de réformer pour que les États africains accomplissent enfin leur vocation première qui est d’améliorer le sort de leurs populations. Comme en Asie !

Dussé-je doublement me répéter : il y a deux manières d’être Africain : d’un côté, celle de Cabral qui place le sérieux au cœur de l’activité publique et intellectuelle, et, d’un autre côté, celle de Mobutu qui fait de la farce le cœur de toute politique publique et la place au centre de la pratique intellectuelle. Libre à chacun de choisir. Et comme je connais l’histoire de France, pour l’avoir étudiée, je veux être à la hauteur de ce que cette histoire a historiquement produit de meilleur. Il y a également deux manières d’être Français : libre à chacun de choisir.

Pour information, j’ai appris, cette après-midi, que des intellectuels africains organisent un contre-Sommet. Le débat sera vif, et peut-être pas là où on le croit et l‘attend !

J’ai bien apprécié d’avoir amorcé cette discussion avec toi, en toute amitié.

Amical souvenir et semaine excellente !

Pierre Franklin Tavares
Épinay, le 02 avril 2021

 

 

Partager cet article: