Pourquoi les ban-lieues sont-elles à l’à-ban-don ?

Par Pierre Franklin Tavares|2 juillet 2013|Billet citoyen, Ma ville : Épinay 93

La linguistique  dévoile, parfois, des liens étonnants et inattendus entre des ordres de réalité considérés d’ordinaire comme sans rapport immédiat. Ainsi, entre banlieue et abandon.

Leur relation reste voilée, pour autant que n’est pas médité en propre, c’est-à-dire en elle-même et pour elle-même, ce qui est communément nommé « crise des banlieues », et qu’une méconnaissance tenace a réduit à la prégnance de la délinquance sur des quartiers entiers. Il est vrai, cette réduction est confortée par les faits et les images des quartiers nord de Marseille ou de ceux de la Seine-Saint-Denis qui se sont forgé une réputation de banlieues à l’abandon. Dans ce registre, les quartiers d’Épinay-sur-Seine offrent un exemple éloquent. Car, dans ces quartiers, aucun secteur urbain, peu de segments de rue ou nul hall d’immeuble qui ne soit pas sous l’influence ou l’autorité de « bandes ». Mais aussi grave que soit cet aspect de la « crise des banlieues », il n’en est pas l’unique dimension.

Si, comme le médite Heidegger, bâtir et habiter signifie penser, et si « penser » est une saisie de l’être, alors les populations ne sont plus des « habitants », elles n’habitent plus les immeubles, puisque la crainte s’est substituée à l’habiter et est devenue le mode d’occupation des appartements et parties communes (halls, paliers, escaliers, caves, etc.). Même les espaces du domaine public (rue, parcs, etc.) n’appartiennent plus aux citoyens, mais à des « bandes » occupantes. Plus inquiétant, violence et intimidation déterminent les relations sociales quotidiennes. Bref, en banlieue, les logements et le domaine public ont été abandonnés.

Pourquoi les ban-lieues sont-elles à l’à-ban-don ?

Épinay-sur-seine (google maps)

Les pouvoirs publics, municipalités comprises, objectent les projets ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), les dispositifs d’insertion, la large typologie des aides sociales et, récemment, la mise en place des Zones Prioritaires de Sécurité. Or, la délinquance croît, la malpropreté urbaine se développe et les dettes locatives progressent, livrant ainsi les banlieues à l’abandon. C’est dire qu’aucun des programmes mentionnés ne parvient à concevoir et moins encore à mettre en œuvre des politiques publiques capables d’enrayer la formation de banlieues à l’abandon, dont l’extension semble inexorable. Par exemple, le maire d’Épinay-sur-Seine croit, avec une belle naïveté, qu’il suffit de laisser pousser des immeubles neufs, pour que la ville change et s’améliore. Mais, en dépit de cela, la désagrégation urbaine s’amplifie. En effet, plus les promoteurs immobiliers construisent, moins la ville est cohérente. Elle perd en homogénéité. Plus il y a de transports, moins les habitants sortent de leurs quartiers, si ce n’est pour Paris ou d’autres destinations. Ainsi, toutes les actions conduisent à des résultats contraires. Toutefois, il y a une logique. C’est celle du processus qu’on appelle pompeusement le Grand Paris, mais qui n’est que l’approfondissement de  ce qui se nomme ban-lieue. Ainsi Épinay-sur-Seine devient une succursale urbaine de la ville de Saint-Denis, alors que cette dernière consolide sa fonction ou sa vocation de « banlieue » de Paris. Pour se convaincre de cette réalité, il suffit de franchir le pont d’Épinay, pour voir aussitôt comment Gennevilliers accueille nombre d’entreprises, quand Épinay-sur-Seine ne fait que renforcer sa tendance historique à être une « ville dortoir ». Quand on passe du côté d’Argenteuil, Enghien-les-Bains, Saint-Gratien ou Sannois, on note immédiatement l’installation d’entreprises et leur dynamisme économique. Au fond, il n’y a que le maire d’Épinay pour se satisfaire de la désolation entrepreneuriale de sa ville. Déjà, dans son célèbre ouvrage, L’identité de la France, Fernand Braudel formulait une mise en garde : le foncier endort. Force est d’admettre que la Droite locale « endort » Épinay-sur-Seine, quand, alentour, toutes les villes se réveillent. Après l’extinction des fameux Studios Éclair, la municipalité s’efforce de faire croire, à grands renforts d’oukases et de batteries, que l’installation d’Auchan sera d’une forte attractivité et comme une locomotive entrepreneuriale. C’est du « fétichisme », que d’attribuer des forces si grandes à cette enseigne ! Car, fut-il un édifice neuf, l’Hyper Marché a été construit dans un centre-ville où la pauvreté est grande, où le peuplement est dense (suroccupation), qui plus est engoncé entre la rue de Paris (voie unique) et la Route Nationale 14 qui n’en facilitera pas l’accès aux clients ne résidant pas à Épinay-sur-Seine. Certes, c’est beau et neuf, mais tant absurde. À cet égard, signalons que la bonne fréquentation du multiplexe CGR tient d’abord à sa localisation, qui attire de nombreux spectateurs du Val d’Oise. Le projet Auchan, baptisé L’Ilo, est sans doute la plus lourde erreur urbanistique et commerciale du maire sortant. Il y a déjà quelques signes d’inquiétude : la difficulté de location des magasins (prix et surface). En effet, la moitié des locaux n’a pas encore trouvé de preneurs. Somme toute, il reste curieux que le promoteur ait choisi d’installer Auchan sur les lieux mêmes où « Super M » et « Leclerc » ont échoué. En rasant l’ancien édifice pour en reconstruire un neuf, la mairie et Auchan semblent croire que la cause des échecs commerciaux passés tenait à la sénescence (vieillissement) du bâti. Nous craignons que les choix stratégiques faits, loin d’ouvrir et de développer la ville, risquent d’en renforcer la marginalisation : ban-lieue !

On ne saisit la portée et la signification de cette relégation urbaine que si l’on rappelle la vérité suivante : le verbe « à-ban-donner », qui signifie « laisser au pouvoir d’un autre », et le mot « ban-lieue » appartiennent au même champ morphologique (sémantique) et sont deux désinences du vocable « ban » . Entre les deux mots existe une forte parenté, qui autorise le glissement de l’un vers l’autre. Ainsi, quand une municipalité à-ban-donne sa ville, la laisse devenir une ban-lieue, autrement dit lorsqu’elle laisse « mettre à-ban » son propre territoire, qu’elle le « laisse au pouvoir d’un autre », la rendant par là « sensible », sans le savoir ni en avoir le moindre soupçon, elle actualise une vérité linguistique prédéterminée par la langue française. Pour comprendre la « crise des banlieues », il faut penser « en » français.

Esplanade François Mitterrand  à Épinay-sur-Seine (PFT)

Quand nous affirmons qu’Épinay-sur-Seine doit cesser d’être une « ban-lieue », cela veut d’abord dire que ce territoire ne doit plus être un assemblage chaotique de six quartiers et, par suite, qu’il doit et peut devenir une « ville ». Pour lors, avec l’équipe municipale en place, Épinay n’en prend pas la direction. Tout d’abord, parce qu’elle ignore son ignorance de ce qu’est ban-lieue, la Droite locale rend impossible notre « ville » et tend, par le même mouvement, à l’affaiblissement de la République .

Il faut, à Épinay-sur-Seine comme dans les banlieues du même profil urbain, un politsès, un bâtisseur de ville, et non pas un maire qui projette, dans un beau et gigantesque désordre, des programmes immobiliers et routiers, comparable à un mauvais agriculteur qui ne connaîtrait pas ses bucoliques.

Les banlieues ne redeviendront des villes, que si les politiques décident de comprendre enfin ce qu’est la ban-lieue. Au vrai, Ban-Lieue est un mot métis, une synthèse entre deux mots : « ban » et « lieue ». Au reste, nul ne peut prétendre saisir l’intimité de la crise, s’il n’admet d’abord et avant toute autre considération cognitive que, de toutes les substances urbaines connues, ban-lieue est la seule à s’être, pleinement et définitivement, constituée en signe , c’est-à-dire comme un triptyque linguistique composé d’un « signifiant » (face sonore : bãljø), d’un « signifié » (face conceptuelle : ban-lieue) et d’un « référé » (face matérielle : squatting, malpropreté et dette locative). C’est cela ban-lieue, et rien d’autre.

Somme toute, à Épinay-sur-Seine, si la droite locale ne brille pas par la réflexion, elle s’illustre de façon pathétique dans l’échec de sa politique publique, en matière de sécurité, de solidarité (justice sociale) et propreté urbaine.

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