Souvenirs d’été : provisions de pro-visions pour l’hiver !

Par Pierre Franklin Tavares|21 décembre 2016|Monde

Tu le sais Olphy,

Seul le Souvenir garde la possibilité ontologique de fabriquer, puis de livrer au magasin de la Mémoire ses lots d’images. C’est lui qui, l’Été dernier, nous ouvrit l’occasion de faire nos parts d’images pour traverser intacts cet Automne et notre Hiver.

Éclaircissement : tel l’affirme si justement Paul Ricœur : pour Platon, l’image, l’imagination et la mémoire, qui produit la « représentation présente d’une chose absente » (eikōn et phantasma), sont le moteur de l’activité psychologique ; tandis que, selon Aristote, le souvenir, en tant que rappel essentiel de ce qui a été antérieurement perçu, vécu ou appris, est le déterminant.

Mais, nous nous plaisons à méditer autrement cette délicate relation entre Souvenir et Mémoire, ainsi que retentit continûment Le Livre des Sodades. Car, le Souvenir, qui n’a d’antériorité autre que lui-même, appelle au jour l’Image, au sens que nos deux poètes préférés, Hölderlin et Rilke, prêtent à cette notion. Saint Augustin est également un maître des Images.

Olphy, te souvient-il, c’est instruit de ces riches controverses que nous passâmes l’Été dernier, parcourant l’Europe dans une marche volontaire. Et que d’Images le Souvenir n’a-t-il pas construit en nous et qui, depuis, collectées dans nos mémoires comme des provisions (acomptes) pour l’Automne et notre Hiver, sont nos pro-visions. C’est cela le pro-voir, l’acte essentiel, auquel seul est accordé le secret du monde : voir le monde à partir du Souvenir.

L’Île de Ré :

Après Nantes, La Roche-sur-Yon dans le bocage vendéen qui porte l’empreinte de Napoléon 1er, puis les Sables d’Olonne, nous prîmes la gracieuse bande routière qui mène à L’Île de Ré, enjambant le pont aux Images, et qui, de loin, s’approche à grands pas. Qu’elle est belle, l’île, cette asymptote qui tient ensemble le proche et le lointain ! Et notre marche callistique, avec la vélocité de nos pas qui dévoraient les chemins vicinaux, et ce pour enfin pro-voir ou alors capturer du regard les apaisants recoins de cet archipel charentais.

Olphy, ô mon Olphy à vélo, rieuse, comme reviennent les souvenirs abidjanais de nos tendres années d’enfance ! Il m’en souvient, la folle course de Saint-Martin-de-Ré à La Flotte, parmi les pinèdes, les chaudes vignes gorgées de soleil et les marais de sel endormis. Tel l’île-de-Sel aux Hespérides. Et, en bouquet, les succulents coquillages au beurre d’ail cuit au four, dont l’odeur se mêlait à l’effluve des vagues du bord de mer, et que nous relevâmes d’un sec vin blanc. Comment ne pas y revenir ?
Le Souvenir commande tout et guide les pas des marcheurs.

Et Copenhague :

Ô København, « le port des commerçants », qui se dresse monumentale entre les statues de trois êtres remarquables : près de la mairie, assis mais de bronze, Hans Christian Andersen nous racontent encore ses histoires merveilleuses. Le Souvenir nous laisse entendre, ce qu’il dit. Et qui pose et se repose sur un rocher la nostalgique Petite sirène, jolie, dos à la mer et oubliant ses meurtrissures. Et, dans le centre-ville, Absalon, le moine-soldat qui bâtit Hafnia, la citadelle d’où sortit Copenhague.

La ville aux imposants édifices anciens est bâtie sur le calme des eaux du port et sur la paisible coulée des canaux de navigation où vont et viennent d’innombrables embarcations, quand elles ne sont pas amarrées. Maints ponts surmontent et joignent les rives. Les rues, aussi larges que les boulevards parisiens, sont bien mieux aménagées. Des voies ferrées nervurent le site. Mais une éducation anime la ville : les habitants sont discrets et la cité, belle et propre, est harmonieuse.

Nous t’avons cueillie, Copenhague, par les angles qui consolident le pro-voir. Ce fut, comme de premier, par nos pieds inépuisables que nous prîmes gratuitement ta mesure. Et nos jambes, qui sont des lieux de mémoire, gardent elles aussi de belles images : les apaisants parcs publics, tel le Jardin de Tivoli ou celui plus serein de Frederiksberg ou de Kastellet, la Citadelle aux cinq pointes et son vieux moulin. Et les fronts de mer que balaie l’odeur salée des vents frais. Sur l’un d’eux, en une place aménagée, des couples langoureux rivalisent de figures sur des airs de Tango. Mais aussi dîner sur les quais animés du port de Nyhavn aux lumières rouges, là où l’alignement des façades colorées rappelle les habitations portugaises qui accompagnent le fleuve Douro. Un Anglais, au hasard de notre proximité, affable, daigna moquer Paris que Zlatan venait de quitter pour Manchester. Mais les quartiers aussi aiment à vous donner leur paix et leurs couleurs chaudes, comme celui des Nyboder aux éclatants murs jaune d’or.
Comme de deuxième, sur une embarcation, nous glissâmes le long de tes canaux urbains, passant ou nous faufilant sous les ponts bas. Copenhague se découvre alors autrement : et je revois la superbe Église de Notre-Sauveur toute baroque avec son impressionnante flèche spirale et son escalier hélicoïdal, tandis que son carillon bat l’écoulement du Temps, mais fait silence de minuit au matin, et interpelle la piété des citadins.

Et, comme de troisième, nous empruntâmes un bus à impériale et décapoté, à arrêts multiples, pour la visite guidée des grandes places, des bâtiments célèbres et des quartiers. Parmi ces derniers, il faut avoir visité « Christiania » la bariolée, l’insolite, la résistante, l’originale, l’autogéré qui n’est peuplée que de hippies et d’Alternatifs, pour saisir la tolérance du comté de Copenhague.
L’humeur et les mœurs danoises développent ce puissant esprit public qui s’enracine et se consolide dans le fait que le Danemark soit, juste après la Suède dont il est frère et frontalier, le pays d’Europe où la classe moyenne est la plus importante (78%) mais aussi la plus égalitaire, car l’écart entre les hauts et les bas salaires y est le plus faible.

Heureux de tant de beauté, mais épuisés par tant de marche, nous regagnâmes la France. Et de retour,

Les Cévennes :

Nous arrivâmes à Rousset, dans les Bouches-du-Rhône, non loin de Marseille et d’Aix-en-Provence, où nous prîmes séjour dans un réconfortant hôtel.

Le lendemain vinrent à nous, tel un don, Marseille et sa Bonne-Mère qui, depuis sa hauteur, bénit du regard la ville, et protège ses nautoniers et toute l’étendue de la « Mer médiane », selon la jolie formule de Senghor quand il appelait à lui la Méditerranée. Y plonger, dans un bain qui régénère l’esprit, rien que d’éclat. Ce bleu plus bleu que tous les virginaux bleus du Ciel. Avignon, « ville d’esprit », s’étendit alors jusqu’à nous, avec son émouvant pont aux Demoiselles, le pont Saint-Bénézet de son vrai nom, et qui n’est présent que de moitié mais intact et entier par ce qui lui manque et que comble le coulant du majestueux Rhône. Nous revoyons, qui s’impose, le magnifique Palais des Papes avec la blancheur éclatante de ses vielles pierres. Nous attendaient, impatients, Toulon et son port aux calmes et accueillantes flots : une soupe de poissons, et en face et non loin, navires de plaisance et paquebots dormaient les paupières lourdes. Aix en Provence, l’amante du Ciel, superbe et au vêtement ensoleillé. Et de là, nous prîmes les asphaltes qui creusent les Cévennes, ce paradis sillonnant l’admirable chaîne montagneuse du sud-ouest du Massif central, et qui hurle une beauté mi-divine, mi-tellurique. Là-haut, les nuages inclinèrent leurs rubans cévenols jusqu’à nos visages. Et nous les cueillîmes, également gourmands d’air pur, pendant que nous étions sur les bornes et les routes des monts pour reprendre le vers de Hölderlin.

Nous ne visitons que des lieux et des sites dont nous nous souvenons.

Mon Olphy,

Mais c’est par les Images du Souvenir que nous aménageons également les saisons. Et il me semble bien, mon Olphy, que nous ayons raison contre Platon et Aristote. Car le Souvenir précède toute antériorité. Il se souvient d’abord de lui-même, avant tout autre souvenir et toute Mémoire. Tout lui est postérieur.

Laissons donc, de nouveau, entendre ce passage oublié du Livre sacré, qui retentit dans Le Livre des Sodades : « Dieu s’en est souvenu et tout lui est revenu en mémoire ». Le caché profond de ce mot ex-pli-que l’ultime parole du meilleur d’entre les hommes au larron, sur la promesse et la force du Souvenir, alors qu’ils sont suspendus à la Croix. Le Souvenir rend présent ce qui disparaît. Et cela, même le plus humble des hommes comme le plus haut d’entre eux le comprend. S’il a des oreilles pour pro-voir.

Et c’est ainsi que nous, toi et moi, pareils au « chêne et tremble d’argent » formons le « noble couple » qui médite, en marcheurs impénitents, le pro-voir et la pro-fondation du monde, sous la bienveillante joie des Ris et des Amours, mais aussi d’Abéona et d’Adéona, qui accordent et referment les chemins.

Mais voici déjà que le Souvenir appelle à lui le Printemps, l’enfance des saisons !

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