Congo Brazzaville : hommage aux morts pour la démocratie

Par Pierre Franklin Tavares|17 mai 2016|Monde

Le décret de Théozotidès et la lutte des démocrates d’Afrique

Démocratie et tyrannie sont aux antipodes. Le premier est l’antichtone du second. Aussi, et comme l’enseigne l’histoire générale des institutions, la démocratie paie toujours un lourd tribut, lorsqu’elle engage l’épreuve pour abolir ou défaire la tyrannie. En raison de quoi, toute tyrannie ne s’établit et ne se maintient que par le sang. Critias ! C’est donc ainsi, depuis la Grèce ancienne, dès lors que l’enjeu politique est l’affrontement entre le pouvoir d’un seul (ou de quelques-uns) et le pouvoir de tous. Nous pourrions en citer mille exemples.

Cependant, nous n’en retiendrons qu’un seul ici, celui du Congo Brazzaville. Là-bas, nous assistons à l’agonie d’une tyrannie dans laquelle, depuis un demi-siècle, mais surtout à partir de 2015, de nombreux démocrates congolais tombent sous les balles, deviennent paraplégiques sous l’action de poisons, trépassent sous les rafales de la mitraille ou meurent dans les geôles du tyran de Brazzaville.
Alors, vient au jour une sombre question : combien de démocrates y ont payé de leur vie l’engagement à faire tomber le tyran, et ce pour faire triompher l’idéal démocratique ? Nul ne le sait exactement. Aucun mur, pas un monument, ni une liste ne les recense. Ces morts restent sans mémoire pour les retenir parmi nous. Ils sont tels les « ombres » que chante Jean Ferrat dans son émouvant Nuit et brouillard . Et leurs noms ont en silence glissés dans l’anonymat, comme autant d’apparences dans la pénombre. Quelle injustice ! Comme si mourir pour la démocratie était, au fond, bien peu de chose.

En vérité, il n’en fut pas toujours ainsi. Il y a eu et il y aura encore, dans l’histoire de l’humanité, des périodes où mourir pour la démocratie avait appelé et suscité la reconnaissance du meilleur des systèmes politiques, lorsqu’elle est bien conduite.

Nous pouvons donc, sur la base d’exemples anciens, susciter et faire renaître le culte des démocrates morts pour l’idéal démocratique. Au reste, les démocraties sont fragiles, lorsque les démocrates ne les célèbrent pas. Et en Afrique, bien plus qu’ailleurs, car là-bas le combat démocratique continue de faire d’innombrables victimes qui ne sont pas honorés par la mémoire républicaine.

Hier, aujourd’hui et demain, la lutte a été, est et sera âpre entre démocratie et tyrannie, deux systèmes irréconciliables, comme nous le disions d’entrée de texte.

Ainsi, en 411 avant J.-C., la démocratie athénienne est renversée. Sept ans plus tard, juste après la fin de la guerre du Péloponnèse, en 404, elle est supprimée et remplacée par le gouvernement oligarchique des « Trente Tyrans » (imposé Lysandre, général de Sparte) qui est dirigé par Critias (le cruel) et Théramène (l’aile modérée). Le premier tyran, pour évincer et mettre à mort le second, le fera condamner à mort et l’obligera à boire la ciguë. Sous la férule de Critias, Athènes est dès lors placé sous le joug de la terreur. Mais ce régime tyrannique durera moins d’un an (403), avant d’être complètement défait par Thrasybule de Collytos , général athénien et héros démocrate.

Tel était le contexte de cette destinale entre la démocratie et la tyrannie. Et pour se défendre, la démocratie dut inventer des dispositifs nouveaux, dont un tout à fait original : honorer les morts pour la démocratie.

À cet égard, une note de l’Apologie de Socrate rappelle et souligne que, à cette époque, le célèbre Théozotidès fit « voter un décret pour que les enfants des citoyens morts pour la défense de la démocratie soient mis sur le même pied d’égalité que les autres orphelins de guerre » (Platon, Apologie de Socrate, p. 152, note 226) . Les enfants des « Braves » morts à la guerre et les enfants des démocrates morts lors des combats démocratiques eurent désormais les mêmes droits, des avantages matériels identiques et la même reconnaissance publique. Bref, si la patrie sacralisait les premiers, la démocratie honorait les seconds. Ce fut un tournant institutionnel majeur. Car dans cette politéia (cité politique ou gouvernement), la démocratie devint l’équivalente de la patrie. C’était une démocratie patriotique ou une patrie démocratique. Ce faisant, la démocratie se soutenait elle-même, par ses propres forces culturelles. En effet, une telle réforme visait à installer, à consolider ou à faire perdurer les institutions et les cultures (pratiques) démocratiques.

Au fond, le décret de Théozotidès fut un rude coup porté à la tyrannie. Julien Fournier et Patrice Hamon ont, dans un remarquable article, Les orphelins de guerre de Thasos (Julien Fournier et Patrice Hamon, Les orphelins de guerre de Thasos : un nouveau fragment de la stèle des Braves, ca 360 – 350 av. J.-C., in Bulletin de correspondance hellénique, École française d’Athènes, 131.1, 2007, p. p. 309 – 381. ) , rappelé la proposition due à Théozotidès :

« Au lendemain de la chute des Trente (403 – 402), écrivent-ils, les Athéniens décidèrent, sur la proposition de Théozotidès, d’étendre ce privilège insigne [le droit des enfants des Braves] aux orphelins des citoyens morts en combattant pour la démocratie ou qui furent victimes d’une exécution arbitraire sous le régime oligarchique » .

Au demeurant, ce décret est de même facture que la loi, plus radicale celle-là, adoptée en Érétrie (une cité proche d’Athènes) « qui protège la démocratie et récompense le meurtrier d’un éventuel tyran en lui octroyant de grands honneurs ou en transférant ces honneurs, s’il vient lui-même à mourir dans l’attentat, à ses héritiers » .

Aussi, quand viendra le jour prochain de la nouvelle Constitution congolaise qui, d’un trait de plume, abolira la tyrannie, justice devra être rendue aux morts pour la démocratie par un décret puis une loi de l’Assemblée nationale. La démocratie doit soutenir la démocratie.

C’est pourquoi, dès à présent, nous suggérons à l’ensemble des forces démocratiques congolaises la mise en place d’un comité investi de trois missions essentielles. Tout d’abord, sur la base d’enquêtes sérieuses, répertorier les hauts faits des combats démocratiques ; proposer une date de commémoration ; élaborer, sans complaisance, une liste de noms des « morts pour la démocratie » conservée dans une bibliothèque virtuelle et qui servira à distinguer, à titre posthume, ces morts ; ériger, dès à présent et là où cela est possible, des stèles du souvenir. Ensuite, proposer une aide publique (mensuelle ou annuelle) et l’octroi d’autres avantages aux ayants droits de ces morts pour la démocratie. Enfin, rédiger une lettre à l’ensemble des leaders démocrates africains, afin qu’ils mettent en œuvre ce même dispositif dans leur pays respectif. Il est impératif de généraliser le culte et l’idéal démocratique.

En tous les cas, il est grand temps que les démocrates d’Afrique apprennent à honorer tous les citoyens qui, par conviction, ont défié l’ordre tyrannique et l’ont payé de leur corps voire de leur vie. L’injustice serait de continuer à ne pas les honorer.

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