Congo Brazzaville : agonie d’une tyrannie

Par Pierre Franklin Tavares|14 mars 2016|Actualités, Monde

Il est une leçon, en philosophie politique : un tyran ne sait pas quitter le pouvoir. Il doit y être contraint. L’épreuve de force est alors nécessaire et peut revêtir, selon les circonstances, une triple forme : douce (révolution de palais : changement de chef), brutale (coup d’état : suspension des institutions) ou générale (insurrection populaire : le peuple oriente les événements).

Sous ce rapport, il serait erroné de considérer le tyrannicide comme une variante de la fin d’une tyrannie, car le meurtre du tyran n’est que l’accident (non nécessité) des trois formes d’abolition indiquées. En revanche, dès lors que l’épreuve de force est engagée et tourne en défaveur du tyran, il ne lui reste plus d’autre option que l’exercice naturel de l’imprescriptible droit de fuite (Hobbes). Ce droit est une nécessité et pas un accident. Tel est le schéma d’ensemble de la fin d’une tyrannie, dans ses formes et sa finalité.

Au Congo Brazzaville, la course secrète des événements, les augures et l’actualité tendent à confirmer cette règle tragique de l’histoire politique, bien que nul ne puisse encore dire, avec certitude, laquelle des trois formes prévaudra ou si elles seront concomitantes voire successives.

En tous les cas, à la veille d’élections controversées, il est désormais manifeste que le chef de l’État congolais enregistre de cuisants revers, dont il ne veut décrypter le sens ni ne peut saisir la signification. Et maints de ses conseillers, soucieux de leurs propres intérêts, ne l’engagent point à penser les faits mais, bien plutôt, lui assurent que le peuple fait corps avec sa personne et qu’en face c’est maïs, pour reprendre une expression célèbre. Or, cet aveuglement organisé est toujours-déjà l’un des signes caractéristiques de la fin imminente d’un régime. Aussi devons-nous rechercher avec curiosité la cécité ou l’amaurose d’un tyran, pour saisir le futur immédiat d’une tyrannie.

Le premier indice se révèle dans la série de défaites diplomatiques subies par Denis Sassou Nguesso et qui, de façon indubitable, donne à penser qu’il a définitivement perdu la bataille des chancelleries. Or, essentielles dans les relations internationales, ces batailles-là deviennent capitales lorsqu’il s’agit des jeunes États africains pour la plupart fragiles, et notamment des systèmes tyranniques. Ainsi, est-il admis que, en Afrique plus que dans les autres parties du monde, un régime politique injuste mais qui sait faire prévaloir son bon droit est assuré de quelque longévité, tandis qu’un régime juste qui ne parvient pas à expliquer ou à légitimer son droit peut être confronté à maintes difficultés.
Toutefois, le Congo Brazzaville offre l’exemple unique dans laquelle les deux considérations précédentes se juxtaposent dans une insurmontable antithèse. En effet, d’un côté, le chef de l’État y dirige un injuste et vieux (1978 – 2016) régime politique (longtemps toléré) et, d’un autre côté, fait nouveau et décisif, il ne parvient plus à le légitimer ou à expliquer la longévité de son régime. Seul l’hebdomadaire Jeune Afrique ne semble pas le comprendre. Car, plus Denis Sassou Nguesso s’explique, plus il perd en crédibilité et, plus encore, il étale aux yeux du monde le caractère tyrannique de son régime. Il est comme piégé par lui-même. Cela s’appelle le « destin » au sens ou l’entend Hegel, à savoir « la conscience de soi-même comme étant son propre adversaire », autrement dit le fait qu’un individu travaille contre lui-même et ne peut faire autrement. Denis est prisonnier de Sassou. C’est un affligeant spectacle. Non libre, il ne peut répandre la liberté.

En effet, après un demi-siècle de pouvoir, dont 33 ans sans partage en tant que président de la République du Congo, Denis Sassou Nguesso ne convainc plus le monde. Il a d’abord perdu la bataille des chancelleries. Ainsi, sans ambages et par anticipation, l’Union Européenne vient de rendre caduque les présidentielles du 20 mars 2016 taillées sur mesure pour sa « victoire ». La France, indécise en apparence, ne le soutient pourtant plus et ses forces spéciales doivent sans doute déjà être en alerte, car le contraire est impensable. Le Parti socialiste français vient de se fendre d’une déclaration qui appelle au report des élections et son porte-parole réclame la mise en place d’une transition politique. La Belgique, dit-on, est encore plus tranchante. Outre atlantique, l’administration américaine, fidèle au Discours d’Accra de Barack Obama, n’a pas varié dans son refus catégorique de l’inviolabilité des constitutions. L’Exécutif brésilien, empêtré dans d’immenses difficultés intérieures, ne sera d’aucune aide. L’Occident paraît donc unanime. À ce fait certain, s’ajoute un autre non moins important : à une semaine des élections présidentielles du 20 mars 2016, l’Organisation internationale de la Francophonie n’a pas encore décidé d’y envoyer un corps d’observateurs. Ce signal est on ne peut plus clair et est renforcé par la prudente position ou le désaveu implicite des grands alliés africains d’hier moins disposés à soutenir un système moribond miné par de grands scandales (Affaire José Veiga, Affaire du Beach, Biens mal acquis, assassinats politiques présumés, etc.). Le Tchad, ex allié de poids, reste muet. L’Angola, dont l’implication militaire fut décisive dans le retour de Denis Sassou Nguesso au pouvoir (1997), est à présent plus que réservé et ne cache plus ses réticences. Et l’annonce même du retrait de la vie politique de « Zedu » (Eduardo dos Santos) en 2018 sonne comme un autre grand signe. En tout état de cause, et pour lors, l’Union Africaine est dans l’expectative. Bref, il n’est pas exagéré de dire que le tyran a perdu ses principaux soutiens à l’extérieur. Le peuple congolais l’a fort bien compris. Le glas a sonné.
Totalement défait à l’extérieur, Denis Sassou Nguesso se réfugie à l’intérieur.

Amalgame entre plébiscite et démocratie

Ainsi, après ces lourds échecs internationaux, le tyran en appelle au peuple, plus exactement à « son » peuple, pour tenter de justifier sa violation continue du texte fondamental : « Cela [nombre de mandats], clame-t-il, ne dépend que de la volonté des peuples et non des diktats qui viennent d’autres pays ». Au rebus les constitutions. Et ce fait, longtemps admis, ne peut plus l’être. Il y a comme un retour des principes. Dans ses instructives considérations sur « la science de l’État en abrégé », Hegel rappelait qu’il fallait considérer les constitutions comme la Bible : inviolable. Mais le conseil ne vaut pas pour les tyrans qui n’en n’ont cure. Car chaque tyran croit être la constitution et le peuple. Par suite, il est aberrant de dire que le tyran se croit au-dessus des lois. Dans sa réalité, il est enfermé dans un délirant triptyque dans lequel il est tout à la fois, lui-même, la loi et le peuple. Et il y aura toujours d’ingénieux et d’habiles conseillers pour le lui faire croire. En tyrannie, il n’y a donc pas de peuple. Le souverain, c’est le tyran lui-même. Lorsqu’il « consulte » le peuple, c’est lui-même qu’il interroge. En tyrannie, toutes les élections sont fictives, comme Aristote l’a depuis longtemps affirmé. Dans le cas du Congo Brazzaville, l’Union Européenne et le monde viennent d’en prendre conscience.

C’est pourquoi, et conformément au principe tyrannique, Denis Sassou Nguesso ne cesse de confondre plébiscite et démocratie, pour justifier sa confiscation des institutions au profit d’un petit nombre : lui d’abord, qui est à lui tout seul le véritable exécutif (gouvernement) ; sa famille ensuite, qui forme le parlement congolais ; enfin, son clan (les affidés), qui constitue le peuple. Tout le reste, et chacun le sait, n’est qu’apparence d’institution. Il n’y a plus d’État au Congo Brazzaville. C’est l’inversion même du paradigme obamien, inversion qui peut s’énoncer comme suit : l’Afrique a besoin d’hommes forts et d’institutions faibles.

Si l’on admet les éléments précédents, on comprendre pourquoi le tyran ne craint pas le ridicule idéologique et l’amalgame des idées, dans sa comparaison à Angela Merkel. Aristote a décrit les temps où surgissent des démagogues.

Ô Brazzaville, jadis « capitale de la France libre » aux heures sombres de l’Occupation nazie, et à présent refuge d’une tyrannie sanglante. Mais même le tyrannicide n’est pas à souhaiter. Aussi, pour Denis Sassou Nguesso, si c’est manifestement l’élection de trop, il lui est encore loisible de se retirer de la vie publique. Une bonne médiation pourrait l’y convaincre, avant qu’il ne soit trop tard et que la révolte populaire ne s’empare des rues.

Le lent déclin de l’État congolais

C’est la quasi-faillite des institutions publiques : le système de santé a disparu. L’Éducation nationale s’est effondrée, comme dans toute tyrannie (Montesquieu). L’armée est sous-équipée. La Justice est aux ordres. L’économie est prisonnière d’un homme. La République est impossible, et pour cause. La démocratie, un leurre. La corruption gangrène tout l’édifice public. La tyrannie ne peut avoir de base éthique. Et le « plaisir » du tyran (Aristote) est la seule règle : beaucoup d’hommes humiliés en ont souffert qui ont vu leur épouse séduite ou prise de force. Que de familles à jamais brisées. La jouissance du chef est le décimètre de la vie publique. Cette dégradation de l’esprit public (intérêt général) s’est accompagnée de l’extinction de l’État.
À sa manière, le tyran a installé une oligarchie des incapables (Sophie Coignard) ou plus exactement le « obumitri », sorte d’oligarchie bureaucratique militaro-tribaliste dénoncée par Ange Diawara au début des années 1970. Benoît Koukébéné, dès 1980, parlera volontiers de « la revanche des cancres ». L’affaiblissement des institutions publiques a donc été sciemment organisé. Mais l’opinion publique congolaise ne l’accepte plus.

Un règne trop long a exaspéré le peuple congolais

Il l’a montré et payé de son sang, lors des manifestations de novembre 2015 si durement réprimées. Il a réaffirmé son hostilité par son abstention massive lors du référendum visant à prolonger le règne de Denis Sassou Nguesso. Et sa colère monte. Il est des colères qui sont justes dit Aristote. Mars, qui porte bien son nom, sera peut-être le mois de guerre domestique (civile) qui viendra mettre fin à un règne manifestement trop long.

Il y a plus de 2500 ans, Aristote décrivait et expliquait cette volonté de perdurer au pouvoir. Et son analyse est si actuelle qu’on le croirait en train d’observer et de commenter ce qui arrive au Congo Brazzaville :
« Aujourd’hui [écrit-il …], du fait des avantages que l’on retire des biens publics et du pouvoir, les gens veulent gouverner continuellement, comme si, cela était toujours un gage de santé pour ceux qui gouvernent, si maladifs soient-ils. C’est peut-être cela qui fait qu’on n’a cessé de se ruer sur les magistratures » (Aristote, Les politiques, p. 227). Le Stagirite a énoncé une vérité intemporelle.
En tous les cas, la fraude massive en préparation, une étincelle et tout peut s’embraser à Brazzaville, à Pointe Noire et d’autres grandes villes de l’intérieur du pays. Nous devons anticiper ce chaos. Il faut épargner les populations congolaises et protéger la communauté française. L’armée congolaise, profondément divisée, se rangera majoritairement du côté du peuple.

Une économie à bout de souffle

L’autre facteur de crise est la crise économique et budgétaire, qui devrait advenir dès le mois de mai prochain. Et comment ne pas rappeler ici comme le fait Benoît Koukébéné que, outre l’effondrement du Mur de Berlin, ce facteur a déjà été l’une des causes majeures de la transition politique impulsée par la Conférence nationale souveraine (1991) qui chassa Denis Sassou Nguesso du pouvoir (1991 – 1997). En effet, la forte chute du prix du baril de pétrole et la baisse des recettes fiscales qui en résulte annoncent, selon Jean-Luc Maleka, un second semestre 2016 marqué par le non-paiement des salaires des fonctionnaires, le ralentissement de l’activité, etc. Cette crise rendra insupportable le fait que Denis Sassou Nguesso et son clan détiennent 85% de l’économie congolaise, phénomène unique au monde.

Alternance et unité nationale

Le peuple est prêt à prendre la rue pour congédier le tyran. Le droit des peuples à l’insurrection est irrécusable (Hegel). Les chancelleries et les organisations internationales ne peuvent l’ignorer. Tous les ingrédients de la fin imminente d’une tyrannie sont rassemblés au Congo Brazzaville. Il est grand temps et impératif d’organiser, dès à présent, la transition démocratique et l’alternance républicaine.

Si, au Congo Brazzaville, le général républicain (rôle durant la Conférence nationale en 1991), Jean-Marie Michel Mokoko, originaire du Nord, est incontestablement l’homme qui peut assurer et assumer l’alternance et/ou la transition, sur le front extérieur, l’ingénieur pétrolier Benoît Koukébéné, fils du Sud, a pris une part éminente dans ce combat, en parvenant à mobiliser des forces comme peu ont pu le faire avant lui. L’addition d’autres hommes politiques congolais peuvent et doivent permettre une nouvelle ère de l’histoire institutionnelle du Congo Brazzaville. Les dés sont jetés.

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