Postface à « En recevant Godot »

Par Pierre Franklin Tavares|1 août 2017|Actualités, Monde, Publications

Page de couverture - En rencontrant GodotJ’ai postfacé le livre d’un vieil ami, Tiburce Koffi, intitulé : « En recevant Godot », qui est une pièce de théâtre. Je vous invite vivement à lire son ouvrage.

———-

Naître, cependant n’être pas. Se tenir entre naissance et existence. Hors la mort. Alors attendre ! Mais quoi ou qui ? Rien, personne, peut-être. Ou Godot.

Attendre, emprunté au latin atendere, signifie « prêter attention ». Samuel Beckett a médité ce point essentiel. Et s’en est tenu, sans désemparer, jusqu’à déconcerter ses lecteurs et spectateurs.

Tiburce Koffi prémédite d’accomplir le pas qui va au-delà. Il a voulu recevoir Godot, pour tenter de surmonter l’attente. Ainsi prolonge-t-il Samuel Beckett en plongeant dans une œuvre qui fut un immense succès au théâtre : En attendant Godot. En cela même, Tiburce Koffi engage un audacieux pari littéraire et existentiel. Il reçoit Godot.

Recevoir, cela veut dire « laisse entrer ou faire venir à soi » une personne. Mais, recevant Godot, Tiburce Koffi constate que rien ne (se) passe. Il n’y a pas d’événement : rien n’arrive, si ce n’est ce qui n’arrive pas. C’est ce paradoxe mis en scène par Samuel Beckett qui a suscité l’intérêt de Tiburce Koffi pour cet auteur et son ouvrage, après que Sidiki Bakaba ait « naturalisé » Godot, devenu citoyen abidjanais. Mais c’est à Paris, sa ville d’exil, que Tiburce Koffi rend Godot à sa nationalité d’origine. Dès lors, il peut méditer en profondeur Samuel Beckett, d’une manière originale et inédite. Et son écrit est une réflexion sans précédent sur ce génial auteur qu’il déborde. Comment ?

En nous appelant sur une identité étonnante : attendre et recevoir sont le même. Ou du moins le second complète le premier, sans le dénaturer. En effet, celui qui reçoit est celui-là qui attend. Plus encore : celui qui est attendu, Godot, est celui qui doit arriver. Et il arrive, mais sans que cela ne constitue un événement.

Pour mesurer la portée exacte et la signification ultime de la démarche de Tiburce Koffi, il convient de bien comprendre En attendant Godot, pièce dans laquelle Samuel Beckett procède à une triple déconstruction.

La première est une déconstruction du langage. L’écriture y est non pas simple, comme l’on pourrait le penser de prime abord, mais à la fois syntaxique et parataxique. En outre, fait significatif, Godot ne bavarde pas. Il retient les mots. Il est peu disert et ne converse pas vraiment. Mieux encore, il ne parle pas. Sous ce rapport, et ce point n’a pas encore été signalé par les critiques littéraires, il est à l’opposé du Socrate de Platon, dont il déconstruit et les dialogues (qui, par l’elenchos moral – méthode de réfutation – produit la vérité et le juste) et la fameuse Maïeutique (l’art de faire accoucher les idées innées, par le ressouvenir). Godot existe comme sans mémoire, sans souvenir non plus. L’absence de ces deux fonctions mentales ne produit pas du cognitif. Dans ses dialogues ou conversations, Godot ne cherche ni à convaincre ses interlocuteurs ni à dévoiler une quelconque vérité. Et il persiste par-delà le juste. Il laisse chacun à lui-même. C’est un type de renversement, quasi unique dans la littérature occidentale. La parole ne produit rien, moins encore de l’être. Qui connaît Tiburce Koffi voit dans ces faits, l’une des raisons de sa fascination pour Samuel Beckett.

La deuxième déconstruction, aussi silencieuse que profonde, est la rupture avec les règles du théâtre classique, tels que fixées par Aristote dans sa célèbre Poétique consacrée aux formes du théâtre. En effet, En attendant Godot développe une seule structure : l’intrigue continue. On n’y retrouve pas de situation initiale, pas de « purgation » de l’âme (mais plutôt un désenchantement) et moins encore de dénouement. Cette pièce échappe à l’épopée, au drame et à la tragédie. En ce sens, l’œuvre opère un spectaculaire renversement anti-aristotélicien. Et c’est sans doute dans cette insurrection littéraire que se situe la clé du succès de l’œuvre de Samuel Beckett. Qui connaît Tiburce Koffi comprend pourquoi cette œuvre l’a tant stimulé, lui le champion des discontinuités littéraires et politiques.

La troisième déconstruction est l’impossible parousie, entendue comme second et dernier avènement du Christ, et sur laquelle se fondent les trois vertus théologales chrétiennes : l’amour, la foi et l’espérance. Face à une difficulté, une énigme ou un problème, Alain recommandait de « trouver l’épingle » . Point n’est besoin, chez Samuel Beckett. Avec Godot, on ne trouve rien, parce qu’il n’y a pas d’épingle. Daniel Arasse, qui enseigne la lecture des tableaux, dit On n’y voit rien . Chez Godot, on ne voit rien, puisqu’il n’y a rien à voir. L’existence est ab-surde. C’est pourquoi, chez Samuel Beckett, l’« attention » ou l’attente n’a pas d’objet. L’histoire n’a pas de sens et, par suite, aucune architectonique. Qui connaît le parcours intellectuel de Tiburce Koffi saura pourquoi, sur ces points, il a pu trouver en Samuel Beckett un solide point d’appui.

Somme toute, en s’éloignant de Socrate (maître de morale), en se démarquant d’Aristote (maître du théâtre) et en se détournant du Christ (maître de la révélation), Samuel Beckett ne pouvait que passionner Tiburce Koffi qui, En recevant Godot, nous gratifie d’une belle œuvre de théâtre que sa scénographie et sa musicographie sauront si bien accomplir.

Avec cette œuvre, indéniablement, l’auteur prend place parmi les grands auteurs africains de théâtre. Et il nous convie à un débat qui, s’il se réalise, promet des richesses de pensée.

Partager cet article: