Quelques privilèges cachés en « République aquatique »

Par Pierre Franklin Tavares|4 octobre 2013|Billet citoyen, Ma ville : Épinay 93

Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ? (Le Loup et le Chasseur, Jean de la Fontaine)

Gravure Le Chat, la Belette et le petit Lapin (src : Gallica, Bnf)

Gravure Le Chat, la Belette et le petit Lapin (src : Gallica, Bnf)

La nation des grenouilles a donc un monarque : « le roi des étangs ». Selon son caprice, il gère le domaine, octroie des bienfaits aux siens et flagelle de blâmes ceux qu’il n’aime pas.

Toute fable est un mensonge qui dit la vérité, affirme La Fontaine. L’époque dont nous parlons n’est pas bien lointaine, ni le lieu non plus. Cela se passe en « République aquatique », sans doute la seule qui soit royale ! Car on y rencontre ducs emplumés et duchesses merveilleuses, courtisans croassant des flatteries et maîtresses influentes, des favoris aussi et, dans les allées, des valets et des cochers. On y découvre un ivrogne connu, Caquet-bon-bec, la Pie du Mont d’orge, qui, tenant avec art le rôle de fou du roi et de griot, jase au plus dru sur la richesse du monarque par les rues du royaume et assure, à qui l’écoute, que le roi paie en écu d’or tout habitant qui le soutient. Heureux royaume, où il suffit de plaire pour obtenir ! C’est un système de plaisirs que n’avaient pas imaginé Hippocrate, Démocrite, pas même Épicure ou Lucrèce. Âmes faibles, laissez-vous acheter ! Ce n’est que retour partiel de vos impôts, ce n’est que déduction fiscale consentie par « le roi des étangs ».

Mais le commun des mortels ne sait pas tout. À l’ombre de cette cour, s’est édifiée une basse-cour méconnue de la plupart des habitants du royaume et où se pavanent les « enfants gâtés » de la noblesse locale. Chacun d’eux y tient une lubie ou réalise une fantaisie. Ces vieux « nourrissons », rejetons du clan et produits du népotisme, ont obtenu quelques privilèges, dont celui de la pleine jouissance des lieux. Ainsi, comme bon leur semblent, ils ont droit d’utiliser les employés du royaume et devoir de jouir des salles, des équipements royaux et des dépendances du Château de Bétigny, de la plus grande surtout : L’Espace Laumière. Heureux convives à leurs réjouissances ou anniversaires. Alcôves et secrets des nocturnes feutrés ! Dans ces occasions, tout le personnel des cuisines est mis à contribution, pour la préparation des repas et le service. Bien évidemment, le tout gratuitement. Que d’abus ! Il n’est exigé des convives que la discrétion, pour ne pas alerter l’alentour.

Question : à qui donc appartient le Château de Bétigny, au roi ou au peuple ? Est-ce un bien public ou un patrimoine privé ? Il est vrai, par le passé, ce palais a appartenu au roi d’Hespérie. En tous les cas, selon la réponse que vous ferez, il vous sera acceptable ou pas que ces « enfants gâtés » de la « République aquatique » fassent un usage privé des biens publics. Parmi ces rejetons de la noblesse locale, plus d’un imaginent que c’est un droit, mieux encore un privilège. Durant le Grand Siècle, La Fontaine mit en débat l’épineuse question de la propriété des dirigeants :

Et quand ce serait un Royaume
Je voudrais bien savoir, dit [Dame Belette], quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.  (Le Chat, la Belette et le petit Lapin, Jean de la Fontaine)

Est-il convenable que L’Espace Laumière soit devenue l’un des « palais du jeune Lapin », fils du monarque ? La question de Dame Belette reste actuelle : sur quel fondement s’est fait cet octroi ? Sur aucun, si ce n’est sur le droit d’abus et d’abuser. Ainsi va la « République aquatique » en terre de Bétigny.

Mais si cette cour est comme le Loup et cette basse-cour semblable au Chasseur, l’un et l’autre devraient méditer cette ironique introduction du fabuliste :

L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : C’est assez, jouissons ?
Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot, car il faut tout un livre :
Jouis. – Je le ferai. – Mais quand donc ? Dès demain.
Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd’hui… (Le Loup et le Chasseur, Jean de la Fontaine)

En tous les cas, pour tirer la « morale » de cette histoire insolite, renvoyons le « roi des étangs », sa cour et sa basse-cour à une expérience universelle : tout piège d’injustice se referme sur son auteur. Oyez cet exemple ! En début de règne, le « roi des étangs » avait décidé de fermer toutes les salles des fêtes du royaume, ne laissant qu’une seule ouverte : L’Espace Laumière, où lui seul avait droit d’organiser fêtes privées et fastes publics. Ses sujets, eux, furent contraint d’organiser leurs fêtes familiales en dehors du royaume, dans les salles des contrées proches. Et que fit le « roi des étangs », lorsqu’il voulut célébrer l’anniversaire de son fils ? En catimini, honteux et à l’insu de tous, dérogeant à l’arbitraire de sa décision ou plus exactement cédant à son propre caprice, il mit à la disposition de son fils L’Espace Laumière. Ainsi, La ruse la mieux ourdie / Peut nuire à son auteur / Et souvent la perfidie / Retourne sur son inventeur . En supprimant les salles des fêtes, le monarque se piégeait lui-même. Plus grave encore, il brise la « vertu » et institue l’inégalité au cœur du système.

Telle est la double conclusion de la fable. D’une part, il faut savoir prendre de justes décisions et savoir être « juste envers tous » et non uniquement avec soi-même. D’autre part, il faut savoir jouir, non des biens publics, mais de ce qui vous appartient en propre. Là sont les vrais et durables plaisirs, les seuls qui ne soient pas éphémères.

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