Épinay : la cité-jardin Blumenthal, une utopie concrète pour aujourd’hui

Par Julien|13 septembre 2013|Culture, Ma ville : Épinay 93

Le centenaire de la cité-jardin Blumenthal est un événement qu’il importe de commémorer. On pourra à cette occasion visiter la cité-jardin dans le cadre des journées du patrimoine. Il est cependant dommage que la « grande fête 1900 » organisée par la municipalité, dans une nostalgie doucereuse de la Belle époque, passe à côté de l’essentiel et échoue à montrer en quoi ce patrimoine-là doit être, pour Épinay, source de fierté, mais aussi d’inspiration.

Quand le socialisme utopique améliorait la vie des ouvriers

Riche leader du marché d’importation de peaux en France au début du XXe siècle, propriétaire d’une tannerie dyonisienne, Willy Blumenthal initie en 1911 l’idée d’une cité-jardin à Épinay-sur-Seine pour ses ouvriers. Après avoir réalisé dès 1907 la cité « Chacun chez soi » en bords de Seine (entre l’actuel boulevard Foch et la rue de la Solidarité), il crée la Société anonyme des Habitations à bon marché (H. B. M.) d’Épinay et confie à l’architecte Georges Vaudoyer la conception du projet qui remporte en 1911 le 1er concours de cités-jardins, ex aequo avec la Campagne à Paris (que l’on peut encore visiter dans le XXe arrondissement parisien).

Le projet de Willy Blumenthal ne sort pas de nulle part, et s’inscrit ans la continuité du socialisme utopique de Charles Fourier, qui avait connu au XIXe siècle de nombreuses applications chez des industriels éclairés, convaincus par cette alliance idéale entre les nécessités de l’usine et la vie harmonieuse et communautaire de ses ouvriers. Voici ainsi comment Victor Considerant, disciple de Fourier, décrivait en 1846 le phalanstère :

Contemplons le panorama qui se développe sous nos yeux. Un splendide palais s’élève du sein des jardins, des parterres et des pelouses ombragées, comme une île marmoréenne baignant dans un océan de verdure. C’est le séjour royal d’une population régénérée. Devant le Palais s’étend un vaste carrousel. C’est la cour d’honneur, le champ de rassemblement des légions industrielles, le point de départ et d’arrivée des cohortes actives, la place des parades, des grands hymnes collectifs, des revues et des manœuvres. La route magistrale qui sillonne la campagne de ses quadruples rangées d’arbres somptueux, bordées de massifs d’arbustes et de fleurs, arrive, en longeant les deux ailes avancées du Phalanstère, sur la cour d’honneur, qu’elle sépare des bâtiments industriels et des constructions rurales, développées du côté des grandes cultures. Au premier rang de la ville industrielle, une ligne de fabriques, de grands ateliers, de magasins, de greniers de réserve, dresse ses murs en face du Phalanstère.

(D.R.)

Cette description idéale correspond cependant étroitement aux réalisations effectuées avant Blumenthal par Godin avec son célèbre familistère de Guise, par la chocolaterie Menier à Noisiel, ou encore par la cité ouvrière de Mulhouse, première véritable cité-jardin et source d’inspiration majeure de la cité Blumenthal. La cité-jardin, en tant que telle, est aussi d’inspiration britannique, mais c’est bien en France, et particulièrement en banlieue parisienne, qu’on en retrouvera de nombreux exemples admirables (Stains, Asnières, Gennevilliers, Suresnes, Drancy, et tant d’autres).

Des logements de qualité, à taille humaine, pour l’accession à la propriété des ouvriers et des employés

À Épinay, une cité-jardin de forme octogonale est donc réalisée pour une superficie totale de plus de 6 000 m², en bordure de la commune, près de Villetaneuse. Après la première tranche de travaux initiée en 1912 et achevée en 1914 (les premières inaugurations de 1913 sont donc actuellement commémorées), de nouvelles réalisations en 1919-1920 et 1925-1927 portent le nombre de logements à 300 pavillons (ou « cottages proprets ») et deux immeubles collectifs. Ils offrent des conditions de vie et d’hygiène alors révolutionnaires : « water closets », eau courante, douches intérieures, tout à l’égout, ainsi qu’une architecture recherchant la ventilation et la luminosité avant tout.

Qui plus est, ces logements à taille humaine, spacieux, lumineux, sains, calmes et dotés de jardins, sont destinés aux ouvriers et employés d’Épinay-sur-Seine et de la tannerie Blumenthal de Saint-Denis. Ils sont donc loués en ce qui concerne les immeubles collectifs, mais surtout offerts en accession aidée à la propriété pour les pavillons, selon différents types de bail avantageux permettant une acquisition sur une période allant jusqu’à 25 ans moyennant un apport réduit.

Santé, culture, service : indissociables du logement

Salle des fêtes de la Fondation Blumenthal (domaine public)

Au-delà de la qualité des logements en eux-mêmes, la philosophie communautaire et l’inspiration fouriériste se révèlent également dans des structures considérées comme indissociables du lieu de vie et d’habitation. C’est l’objet en particulier de la Fondation Blumenthal, au cœur de la cité-jardin, et bâtie après l’intermède de la première Guerre mondiale. Celle-ci accueille, à destination des habitants de la cité, des bains-douches, une pouponnière, une halte-garderie, un dispensaire, une salle des fêtes, des commerces et un bureau de Poste.

Plus qu’une vision philanthropique, c’est une imparable logique dont témoigne l’œuvre de Willy Blumenthal. Il n’est pas de meilleur ouvrier qu’un ouvrier heureux, entouré de sa famille, reposé, en bonne santé. Utopie concrète, la cité-jardin est un cadre de vie envié, mais pas une chance ou un privilège. Le réserver à certains, ne l’attribuer qu’à ceux qui n’en ont pas besoin, aurait été la détourner de son but et en manquer les objectifs.

Ce modèle, dont l’efficacité était désormais démontrée, Willy Blumenthal l’appliquera encore, par la suite, à Marly-le-Roi, avec la cité Jacques-Blumenthal, en mémoire de son fils tué pendant la Grande Guerre.

Un patrimoine à protéger, une philosophie à retrouver

Patrimoine exceptionnel, les cités-jardins d’Épinay ont cependant vu leur architecture dégradée au fil des décennies, sans compter les démolitions de certains pavillons. Pour l’essentiel, ces constructions centenaires sont toutefois en excellent état, preuve de leur qualité initiale, et sont même devenues des logements recherchés par certains propriétaires aisés. Les cités-jardins ouvrières, depuis longtemps démantelées en tant qu’ensembles communautaires, sont aujourd’hui, avant tout, la tête de pont de la gentrification au nord de Paris.

Évolution logique pourrait-on dire. Le problème n’est pas tant que d’autres milieux socio-économiques investissent les logements sociaux du siècle dernier, c’est aussi la conséquence logique à long terme de l’accession à la propriété. En revanche, on peut déplorer la fermeture de nombreux services, véritable dénaturation du projet de Willy Blumenthal, notamment le centre de santé de la Croix-Rouge, définitivement supprimé en 2006 sans que le gouvernement ni l’actuel maire de droite ne fassent quoi que ce soit pour le sauver.

Et c’est surtout l’évolution des logements sociaux plus récents qu’interroge la réussite remarquable des cités-jardins. En effet, sous l’impulsion d’un Blumenthal les Spinassiens, y compris les plus modestes, se voyaient proposer un cadre de vie témoignant d’une authentique exigence de confort, de qualité de vie, d’épanouissement individuel, et pouvaient accéder à la propriété, selon des conditions avantageuses, d’un bien de qualité d’ailleurs voué à leur survivre.

On ne peut pas en dire autant des grands ensembles de la seconde moitié du XXe siècle, ni surtout de la dernière salve de rénovations et de constructions dans le cadre de l’ANRU. Malfaçons, infiltrations, installations défectueuses d’électricité ou de plomberie, dégradation accélérée, normes contournées… Les logements hâtivement semés pour l’accession à la propriété se dégradent à peine les plâtres secs. Les quartiers, privés de services publics, de culture de qualité, de commerces, illustrent tout ce qu’il n’aurait jamais fallu faire, tout ce qu’il faudrait cesser de faire. Pourtant, l’exemple à suivre est là, sous nos yeux. Il est notre patrimoine, paraît-il. Protéger celui-ci, ne serait-ce pas avant tout en retrouver les principes, la philosophie, au service de tous les habitants, et de la qualité de vie de chacun ?

 

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