Fatou Bensouda et « l’assolement » judiciaire de Laurent Gbagbo

Par Pierre Franklin Tavares|2 octobre 2019|Actualités, Monde

9fde78097935da9e332a482afe90f920Le Droit, peut-on dire, n’est pas toujours et nécessairement droit ; car Il lui arrive aussi de se tordre ! Cela, parfois, peut se produire involontairement (vice de forme, perte de dossiers, inadvertance, etc.) ou alors, et les cas ne sont pas si rares, de façon volontaire (reports, appels, manœuvre dilatoire, etc.), calculée, préméditée. Et quelquefois cela se voit. Quoi donc ? Que le Droit porte en lui la possibilité d’être tordu et se torde ! Il est alors non-Droit. Toutefois, pour se tordre ainsi, tel un lombric (ver de terre), le non-Droit s’appuie sur le Droit. Et si le non-Droit est toujours astucieux, c’est-à-dire pratique l’art de la malice, c’est qu’il est placé dans l’obligation de se faire passer pour son propre contraire, le Droit. Le non-Droit revêt alors les oripeaux du Droit. Le non-Droit est un sosie du Droit !

Et, chacun le sait, le lombric est un infatigable travailleur sous la terre. Il est métamérisé pour répéter la même chose. La ‘’répétition’’ (du même geste) est le cœur de son activité. C’est sa raison d’être. Le conatus ! Un exemple probant : le lundi 16 septembre 2019, quelques heures avant que ne soit forclos son « droit » de faire appel de la décision d’acquittement de Laurent Gbagbo (et Charles Blé Goudé), la Procureure Fatou Bensouda a interjeté appel, en s’appuyant indument sur le droit procédural (processuel : règles de procédure).

Après une instruction bâclée où le comique, le vaudeville et l’ironie se sont substitué au Droit, après un si cuisant revers et si retentissant premier échec public, plus d’un s’attendaient à une réaction raisonnable ou raisonnée de Madame la Procureure. Que pensez-vous qu’elle fit ? Elle répéta l’accusation. Mais, démarche tout à fait inouïe et inattendue, elle « accusera », ou plus précisément, mettra en cause ses collègues de la première chambre en un jugement-communiqué pour le moins étrange, équivoque et sévère : incompétence professionnelle, verdict erroné et méconnaissance patente de la matière juridique. Comble de stupéfaction, dans la motivation de son appel, Madame la Procureure poussera l’outrecuidance jusqu’à leur indiquer la « bonne » décision qu’ils auraient dû prendre : « un non-lieu ».

Au fond, il est exceptionnel de voir un juge qui, en l’occurrence à rang et statut de Procureure, juger de la sorte d’autres juges d’une chambre indépendante ! Le fait est inhabituel. Résumons. Dans un communiqué, Madame la Procureure précise et affirme, ‘’sans sourciller’’ et sans égards pour ses collègues, que son « appel démontrera que la chambre de première instance a commis des erreurs de droit et de procédure qui ont abouti à l’acquittement de M. Gbagbo et de M. Blé Goudé pour tous les chefs d’accusation ». Cette chambre, ajoute-t-elle, aurait dû requérir un « non-lieu » et en aucun cas un « acquittement ». Et si, contre toute attente, tel avait été le cas, eût-elle fait appel ? La motivation, qui laisse sous-entendre cette éventualité, est tout à fait insolite, ahurissante même. Une telle incongruité s’apparente à un demi-aveu ? En tous les cas, ici pointe le soupçon d’une volonté de faire des présumés innocents des « coupables à tout prix ». Si Laurent Gbagbo était trotskyste, il eut aussitôt crié au ‘’procès stalinien’’. Mais pourquoi devrait-on condamner des « présumés innocents », quand une Procureure s’est jusqu’ici montrée incapable d’apporter publiquement les éléments confondants ?

Au vrai, n’est-ce pas sur pièces, ou plus exactement sur l‘absence de pièces, que les deux Juges (majoritaires) ont évalué le travail de la Procureure ? Autre question non moins essentielle : comment une Procureure peut-elle ainsi fouler aux pieds simultanément le droit objectif (abstrait, général et impersonnel) et le droit subjectif (prérogatives individuelles) et, de la sorte, s’entêter à méconnaître les droits élémentaires des accusés, présumés innocents jusqu’à la preuve de leur culpabilité ? Nous sommes au cœur d’une confusion générale du Droit ; le sosie est à l’œuvre. Mais d’où vient une telle intention, une telle pratique du Droit ? Sont-ce les restes vivaces de son passé politique, lorsqu’elle fut compromise avec l’odieux régime de Yaya Jammeh qui riait du Droit ? À moins que cela ne releva de son caractère, la « partie irrationnelle de l’âme » comme le dit si justement Aristote ? Sauf si, remontant plus haut dans le passé, on y trouve la source dans une formation scolaire défectueuse et un cursus universitaire approximatif ? Peut-être aussi est-ce un peu des trois. Pourquoi, lorsqu’il s’agit de l’Afrique s’autorise-ton à sélectionner les moins compétents ?

En tous les cas, l’idée même de ridiculiser ses deux collègues de la première chambre est presque incroyable. Et si jamais elle ne l’avait pas écrit, qui l’eût cru ? Elle écrit, en effet, que les deux juges (majoritaires) de la première chambre ont acquitté les deux prévenus « sans formuler correctement et sans appliquer de manière cohérente une norme de preuve clairement définie ». Qui plus est, ces deux juges ont, dit-elle, cumulé un grand retard pour motiver par écrit (six mois) leur (absurde) décision.

Bref, ils n’ont pas seulement « commis des erreurs de droit et de procédure », mais, plus surprenant, ils ne savent ni « formuler correctement » leur décision ni « appliquer de manière cohérente une norme de preuve ». Rien que ça ! Diantre, Madame la procureure amorcerait-elle le procès de la Cour pénale internationale ? Car cela ressemble fort à une personne qui est sur le départ et anticipe l’avenir. Elle met de côté Laurent Gbagbo, pour ‘’s’occuper’’ à présent des juges. Ceux-ci sont-ils des amateurs, des bricoleurs du Droit, des apprentis dans le monde judiciaire ? Où va donc Madame la Procureure ? Qui arrêtera cette confusion judiciaire et sa parodie de justice ?

Les arguments que Madame la Procureure objecte à ses pairs font d’abord sourire, puis arrachent une vive exclamation, un acronyme fort prisé des jeunes : « MDR » (Mourir de rire) ou LOL (Laughing out loud) ! Car est-elle vraiment la mieux placée pour prétendre que ses collègues ne connaissent pas leur « métier » ? De tous les Juges, n’est-elle pas celle qui est manifestement la moins bien formée ? MDR ! LOL !

Mais avant de rire des autres, c’est-à-dire d’elle, il faut apprendre et surtout savoir rire de soi-même. Aussi, voudrais-je rapporter une brève anecdote, pour éclairer mon propos. J’étais collégien, à Abidjan, il y a de cela près d’un demi-siècle. J’accumulai une série de mauvaises notes scolaires. Mon père, qui avait une foi absolue en l’école, demanda une explication. Ma réponse fut simple, simpliste même. Je répondis : « le professeur ne connaît rien ». Sa réplique fut immédiate ; « alors à toi de l’enseigner ». Je me trouvai aussitôt ridicule et acculé dans une situation pour le moins comique. Et l’ironie de mon père était si vraie, si juste et si forte que j’en ai conservé un précieux souvenir. C’est ce que l’on appelle un « souvenir déterminant ». Kierkegaard, qui a étudié Socrate, n’a pas tort de dire que la réplique est un art décisif, qu’elle fixe et donne tout son sens à une situation. Ainsi, depuis, à chaque fois que je lis Platon, Aristote, Hegel, Marx, ou quelque autre grand philosophe, un superbe théologien, un penseur ou envisage un sage, et que je ne le comprends pas immédiatement, à chaque fois, dis-je, je me récite cette anecdote. Ce fut et cela reste un enseignement. J’en ai fait un art discret.

Le lecteur comprendra aisément pourquoi je sais toujours reconnaître ceux qui savent le moins et prétendent toujours savoir plus que les autres. Madame la Procureure appartient à cette catégorie-là. J’imagine, mais je me trompe peut-être, tous ses collègues entrain de pouffer dans son dos.

Plus sérieusement, permettez-moi une belle suggestion, sur le modèle de celle que me fit mon père : pourquoi donc Madame la Procureure n’organiserait-elle pas un module de formation pour ses deux collègues de la première chambre et, dans un excès de zèle e de rigueur pédagogique, rendrait obligatoire la participation des juges de la Chambre d’appel qui, bientôt (après les arguments de la Défense), rendront leur décision ? Ainsi, bien formés, ils sauront rendre la ‘’bonne’’ décision : la recevabilité de son Appel. Et tout recommencerait, de nouveau !
Mais diable, me direz-vous : cette suggestion pédagogique retardera la libération de Laurent Gbagbo ! Ce à quoi, je vous répondrais : tout d’abord, pour ses illustres auditeurs, elle pourrait organiser des « cours du soir » ou des « séances par correspondance » ou encore par Skype. Cette organisation académique n’interfèrerait pas sur le temps judiciaire. MDR ! LOL !
Trêve de plaisanterie. L’affaire est sérieuse. Car, à présent, nul n’est dupe du but poursuivi par Madame la Procureure : l’assolement de Laurent Gbagbo. Or, c’est ce but qu’il convient de dé-con-struire. En effet, le « struire » de Madame Fatou Bensouda, l’assolement, est en premier lieu et en dernière instance, un objectif personnel. Et il faut voir dans cette visée personnelle l’une des principales raisons de son premier échec devant la première chambre. Il saute aux yeux que ce procès est un règlement de comptes personnel, qui a très peu à voir avec le Droit. Et, dussè-je le redire, le non-Droit est habile à se tordre, pour revêtir le manteau du Droit. Au reste, tout cela est dommage pour les victimes dont les droits (qui relèvent en grande partie du droit subjectif) sont floués. Ils devraient s’en prendre qu’à madame la Procureure, dont personne n’a voulu voir l’incompétence notoire. Nombreux sont ceux qui ont cru en sa détermination, son aspect résolu. Mais sa certitude, son apparence rigoureuse, cache, en vérité, de grandes faiblesses professionnelles.

L’assolement ? Le mot relève, à l’origine, de la tèchné (savoir-faire) agricole. Mais Kierkegaard l’a redéfini dans un texte sublime, L’assolement, publié dans son célèbre ouvrage Ou bien… ou bien… (Tel Gallimard, 1943). Relisons-le : « l’assolement signifie changement continu de terrain. Ce n’est pas ainsi que l’entend le paysan. Pourtant c’est ainsi que j’emploierai pour un instant cette expression afin de parler de cet assolement qui repose sur l’infinité illimitée du changement, dans sa dimension extensive.

Cet assolement est celui qui est vulgaire, anti-artistique et qui se trouve dans une illusion. On est las de vivre à la campagne, on part pour la capitale ; on est las de sa patrie, on va à l’étranger ; on est « europa-müde », on part pour l’Amérique, etc., – On s’abandonne à une expérience romanesque d’un voyage illimité d’étoile à étoile. Ou bien le mouvement est autre, mais toujours extensif. On en a assez de la porcelaine, on réclame des assiettes d’argent ; on en a assez de celles-ci, on réclame un service en or ; on incendie la moitié de Rome afin de contempler la conflagration de Troie. Cette méthode s’anéantit elle-même, elle est la mauvaise infinité. Qu’a donc atteint Néron ? Rien, – l’empereur Marc-Aurèle Antonin, lui, était plus intelligent : ‘’il est en ton pouvoir de renaître. Voir les choses à nouveau comme tu les voyais autrefois, c’est là la régénération de la vie’’.

La méthode que je propose consiste, non pas à changer de terrain, mais comme l’assolement véritable, à changer de méthode d’exploitation et de céréales. C’est là que se trouve immédiatement ce principe de limitation qui seul est sauveur en ce monde. Plus on se limite soi-même, plus on devient imaginatif. Un prisonnier à perpétuité, toujours seul, est très imaginatif, une araignée peut lui causer un immense plaisir. Qu’on se rappelle ces années passées au collège, en ces temps où on ne prenait aucun soin esthétique pour choisir ceux qui devraient nous instruire et qui étaient, par conséquent, souvent très ennuyeux, combien d’imagination n’avait-on pas ? [Il faut] « ce principe qui recherche la satisfaction, non dans l’extension, mais dans l’intensité » (pp. 227 – 228).

La Procureure ne propose pas autre chose qu’un assolement vulgaire ou, si l’on veut, ce que nous appellerons volontiers ici l’assolement judiciaire de Laurent Gbagbo : faire de sorte que l’acquitté ne regagne jamais le sol de son pays : assolement ! En effet, la trame est claire : Abidjan, puis Korhogo, ensuite La Haye, maintenant Bruxelles. Quel autre sol demain ? Tout saut Abidjan !
Selon cet objectif, Madame la Procureure gagne du temps judiciaire pour perdre du temps politique. Un tel détournement du Droit ne fait pas honneur à la Cour pénale internationale qui apparaît comme un instrument politique.

Nous le redisons sans ambages, cette tactique de l’assolement relève d’une stratégie personnelle de Madame la Procureure. Et que l’on ne vienne pas y voir la « main invisible » du président Alassane Ouattara. Car celui-ci, qui connaît fort bien Laurent Gbagbo, sait parfaitement que, assolé, il est plus redoutable que s’il était en Côte d’Ivoire. Il ne faut pas non plus y voir la défense directe ou indirecte des intérêts économiques et financiers de l’époux de Madame la Procureure qui est en contrat avec l’État de Côte d’Ivoire. Car tout promoteur averti, et sans doute doit-il l’être, sait que les situations politiques sont réversibles. Il ne peut donc ignorer que, en Côte d’Ivoire, l’alternance politique est acquise en 2020. La plateforme Bédié – Gbagbo – Soro ne saurait perdre les élections présidentielles. La seule question qui se pose, et qui doit fixer l’attention de tous, est seulement celle de savoir si l’alternance sera pacifique ou violente.

Au demeurant, l’assolement judiciaire a fait de Laurent Gbagbo un mythe continental. Et comme le dit Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, les grands hommes ne reçoivent en prime de leurs actions que leur « renommée ». Sur ce plan, Laurent Gbagbo peut être satisfait.

Pour finir, rappelons ceci. Il y a bien longtemps, en 1968, nous découvrions avec enthousiasme une remarquable chanteuse gambienne, Vicky Blain avec son célèbre morceau : « Jolie Fatou » (label RCA Victor). Elle proposait un modèle d’intelligence de la femme gambienne ; ce qui la conduisit à enregistrer Chante l’Afrique (label RCA), un autre remarquable vinyle. Or, c’est l’exact contraire que, cinquante ans plus tard, nous « chante » Fatou Bensouda. Car la vérité n’habite pas seulement ce qui est « vrai » au terme d’un processus de raisonnement logique, mais réside aussi et surtout dans ce qui « se voit ». La racine (latine) de ver de vér-ité dit les deux réalités.

Qu’est-ce qui, en l’espèce, est « vrai » et aussi « se voit » ? L’assolement vulgaire d’un acquitté !

Dr Pierre Franklin Tavares
Paris, le 2 octobre 2019

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