Manuel Valls et les « improvisteurs » : la nouvelle gouvernance

Par Pierre Franklin Tavares|6 mai 2015|Actualités, Billet citoyen, France

Les « improvisteurs » sont dans les murs. Dans un entretien au magazine culturel, L’œil, Manuel Valls songe à « intégrer, dans nos écoles, l’art de l’improvisation que porte Jamel Debbouze». Rien que cela. Mais c’est une opinion saugrenue de plus.

Escole ! Le mot latin « schola », tiré du grec « skolê », a forgé le vocable « école » qui désigne les « murs ». Bien évidemment, ceux d’une enceinte d’enseignement.

Les « improvisteurs » y pénètrent en fanfare, chaque mois, en proposant leur opinion comme des projets gouvernementaux. Ils sont dans les murs et poursuivent leur œuvre de dévastation bruyante. En effet, alors même que l’actuel chaos des « rythmes scolaires » n’a pas rompu ses effets, voilà que nos « improvisteurs », avec une méthodique obstination, enfoncent l’École publique dans le burlesque.

Qui donc, à cette question, portera réponse : où vont la France et sa République, lorsqu’une ministre de l’Éducation nationale et son Premier ministre, à la Rhétorique préfèrent l’improvisation, et en lieu et place de l’Éloquence proposent comme nouveauté la jam session, le mot anglais pour dire « séance d’improvisation » ? Nouvelle trouvaille gouvernementale du mois d’avril : la jam !

Dans Foule sentimentale, à propos de la « vie en rose », Alain Souchon raillait « que l’on nous propose Claudia Schiffer » comme horizon. Manuel Valls fait mieux encore, pour nos élèves : il leur propose Jamel Debbouze, mais sans que celui-ci n’ait rien demandé et, autant que nous le sachions, surtout pas à devenir une source pédagogique dans la réforme des programmes scolaires. Madame le Ministre et son Premier ministre seraient bien inspirés de laisser le Jamel Comedy Club hors de murs de l’école publique.

Il y a un peu plus de deux siècles, Bossuet pensait l’improvisation comme une conséquence esthétique de l’Éloquence. Bien évidemment, L’Aigle de Meaux parlait de la haute, puissante et belle improvisation tirée de la connaissance. C’est tout le contraire du « rose qu’on nous propose ».

Manuel Valls et Najat Vallaud-Belkacem, eux, opinent sur l’improvisation à partir des cultures urbaines. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : par le dispositif ludique de la jam session, faire entrer, de façon officielle, les « cultures urbaines » dans l’école. Mais le paradoxe ici consiste en ce qu’elles y sont déjà et sont même un des ferments de la crise scolaire. En effet, les tenues vestimentaires, le parler (verlan, écriture phonétique, vocabulaire obscène, irrespect, déscolarisation, etc.), la gestuelle (démarche, signes de la main, allure de défi, etc.) adoptés par les « jeunes » s’entendent relativement aux « cultures urbaines », dont le rap, le hip-hop et le reggae sont des variantes d’expression. Aussi, l’opinion extravagante selon laquelle il faudrait « intégrer, dans nos écoles, l’art de l’improvisation que porte Jamel Debbouze » vise, en réalité, à la reconnaissance politique et la consécration pédagogique des « cultures urbaines », qui ne sont elles-mêmes que des « cultures » contre les « urbanités » plus communément appelées les  « civilités ».

En tout état de cause, si l’intention pédagogique de nos deux réformateurs est la pratique de l’improvisation, pourquoi n’ont-ils pas songé à Ferdinand Joseph Lamothe alias Jerry Roll Morton, l’inventeur du Jazz, maître de l’improvisation et Français d’origine antillaise ? C’eût été perçu bien autrement.

Une autre expérience révoque en doute l’introduction tapageuse des « cultures urbaines » en milieu scolaire. Elle eut lieu aux États-Unis, à la fin des années 1990. Pour les élèves en difficulté scolaire des quartiers défavorisés, il s’était alors agi de faire leur apprendre les leçons sur fond de musique Rap. L’échec fut retentissant. Depuis, plus personne n’en parle. Pourquoi reprendre ce qui, ailleurs, a échoué ? Là encore, si l’on veut forger la mémoire des élèves en difficulté, pourquoi ne pas songer à leur enseigner cette vieille technique qu’est le « bâtiment de mémoire », si efficace et qui a fait ses preuves mnémotechniques ? C’est que, dès lors qu’il s’agit des couches populaires et des élèves des quartiers sensibles, le réflexe des « nos » nouveaux bourgeois est d’adopter les préjugés de classes dites supérieures. Nos deux réformateurs ne font rien d’autre : niveler l’enseignement, par le bas. Et le plus tragique, en l’occurrence, est leur enthousiasme juvénile à faire de telles propositions.

Ainsi persistons-nous à penser que l’intention du Premier ministre et l’opinion du ministre de l’Éducation nationale s’inscrivent dans le vieux projet de destruction de l’École publique ou du moins de la « liquidation » de sa vocation initiale : la transmission rigoureuse des connaissances par l’enseignement académique, telle qu’elle fut d’abord pensée par Charlemagne (école obligatoire pour les aristocrates et gratuite pour les enfants pauvres), puis magnifiée par Robert Sorbon (l’université pour les étudiants pauvres) et finalement portée au pinacle par Victor Duruy et la IIIe République (universalité de l’instruction).

Le plus dramatique dans cette affaire est de voir que nos deux réformateurs ne mesurent ni le sens de leur propos ni la portée de leur proposition.

Au fond, on peut même les soupçonner d’improviser l’improvisation, tant ils paraissent ne pas savoir ce qu’est en propre l’improvisation ou la jam session. C’est pourquoi, selon l’évolution des débats publics et des résistances qu’ils rencontrent, on les voit adapter leur projet. L’improvisation banale, c’est-à-dire telle qu’ils l’entendent, repose sur du volubile.

Ceci est si vrai, qu’il est aisé de s’apercevoir qu’ils n’examinent que bien leur proposition. Sinon, par l’exercice rapide d’une analyse lacanienne ou même historique, ils auraient appris que le mot « jam » ou l’improvisation, typique du vocabulaire du jazz, du hip-hop et du reggae, est à forte connotation sexuelle ou libidinale, comme le suggère l’une de ses dimensions cachées. En effet, à l’origine, le mot anglais « jam », confiture, désigne « un gâteau roulé à la confiture » et, en musique, renvoie à des obscénités et à l’éjaculation. C’est cela l’improvisation. Car elle est essentiellement masculine. Ce qui est conforme à la dimension et la domination masculines des « cultures urbaines ».  Et comme ce dispositif n’échappera pas à la situation réelle des quartiers sensibles, chacun peut donc anticiper ce que sera l’introduction de la « jam » en milieu scolaire.

En tous les cas, l’école est devenue un fourre-tout voire une remise. Au fil des réformes, elle perd son statut pédagogique et voit sa fonction académique se dégrader pour devenir une institution d’accompagnement social chargée de la gestion des problématiques sociales (éducation familiale, sexualité, intégration, religion) et de la régulation des désordres sociaux. Au lieu d’être préservée comme doit l’être un sanctuaire, elle devient place publique. Entre les « murs » et la « place », il faudra choisir.

Qui donc, à cet étonnement, fournira réponse : où mène-t-on l’école publique quand, face à l’effondrement continu de la langue française, les « improvisteurs » préméditent la froide suppression des classes bilangues, celles-là mêmes qui enseignent les trois autres langues sur lesquelles repose toute la pensée occidentale : le Grec, le Latin et l’Allemand ? Est-ce un hasard ? Seul l’Anglais est pour lors épargné. Que recherchent les « improvisteurs », en saccageant de la sorte le français au pays de Molière et Hugo, et en érodant les bases linguistiques de la Métaphysique européenne ?

On s’en souvient bien, Christiane Taubira avait présenté le « mariage pour tous » comme une « réforme de civilisation ». Avec la réforme Valls – Vallaud-Belkacem est programmée l’extinction graduelle ou progressive de la culture occidentale. Car cette réforme s’en prend ouvertement à l’une de ses bases essentielles : les langues de la pensée.

Qui donc, à cette double provocation, apportera réponse : est-il utile, en cette époque de forte crise identitaire et de grand risque de décohésion nationale, de rendre obligatoire l’étude de l’Islam au collège et aléatoire celle du Christianisme ? Que recherche cet Exécutif ? S’étonnera-t-on encore qu’il reprenne à son compte cette vieille idée de droite qui, il y a une vingtaine d’années, avait songé à édulcorer l’enseignement de l’Histoire. En effet, vouloir supprimer la chronologie (mémoire, date et repère), au profit de grands thèmes historiques, n’est-ce pas frapper l’enseignement de l’Histoire dans son fondement même ?

Ce gouvernement d’« improvisteurs » a fait de l’improvisation sa propre marque de fabrique. C’est sa signature politique, désormais reconnaissable. En effet, constamment, à l’improviste, ce gouvernement improvise et donne corps à l’imprévu. L’imprévu (improvisus) est sa démarche. Et y a-t-il meilleur exemple que ce flagrant délit d’improvisation, quand la ministre de la Culture se réjouissait de déjeuner avec le Prix Nobel de littérature, Patrick Modiano, sans jamais avoir lu ? La trame de leur discussion était livrée à l’improvisation. C’est cela même l’improvisation d’un improvisteur. Improvisus !

Précision lexicale : « improvisteurs » et « improvisateurs » ont une racine identique et signifient la même chose. Il en fut ainsi, dans le passé récent de la langue française. Improvisus signifie imprévu. C’est pourquoi, pour qui médite en propre la langue française, les mots « imprévision », « imprévu » et « improvisation » sont le même.

En réalité, pour qui apprend à observer le gouvernement Valls, celui-là ne s’étonnera plus que l’improvisation soit à la fois son idéologie et sa pratique. Ce gouvernement, aussi difficile que cette vérité soit à dire, ce gouvernement-là n’a pas de projet. Comment ne pas voir que c’est à l’improviste que Manuel Valls improvise ? Continûment. Tout est organisé à la hâte et sur-le-champ.

Et, pour l’improvisation, quel meilleur champ d’application que les grands domaines de l’État ! On s’en est vite rendu compte avec la Loi Macron, un fourre-tout législatif. On s’en aperçoit avec la Loi Rebsamen : un débarras, un grenier pour les grandes questions sociales. On est saisi d’effroi par la Loi Vallaud-Belkacem sur l’école : un méli-mélo éducatif qui, chaque semaine, au gré d’improvisations faites d’imprévus, fissure un peu plus l’édifice scolaire. De cet état de fait, si la République n’y prend garde, l’édifice scolaire déjà ébréché pourrait s’écrouler.

Ainsi, après avoir prodigieusement « oublié » Jaurès et occulté le socialisme, après avoir divisé les familles avec le « mariage pour tous », ce gouvernement veut à présent éteindre Les Lumières !

Seul le capitalisme financier trouve pleine grâce aux yeux de ce gouvernement-là.

On l’aura compris, lorsque Manuel Valls affirme vouloir « intégrer » dans les écoles « l’art de l’improvisation que porte Jamel Debbouze», en fait, il ne fait qu’ériger sa méthode de gouvernement en enseignement scolaire. Manuel Valls voudrait que Jamel Debbouze soit à l’école publique ce que lui-même est à la politique gouvernementale. Ou alors inversement, il entend être à la politique gouvernementale ce que Jamel Debbouze est au sketch et au théâtre de rue. Pour peu donc, l’actuel gouvernement sera un « Valls Tragedy Club ».

Et c’est ce qui toujours advient, lorsqu’on abandonne les idées et que les opinions deviennent la matière des projets publics : de l’improvisation, encore de l’imprévu, toujours à l’improviste.

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