La Sodade a élu une patrie

Par Pierre Franklin Tavares|18 mai 2015|Culture

À Marie-Françoise, ma petite sœur

Pareil au lent voilier du ciel, l’albatros à la large envergure,
Recherchant après maintes courses dans l’impassible Éther
La paix ventée des récifs ou l’ondulante joie des mers poissonneuses,
C’est léger et glissant sur les airs du violon et du cavaquigno
Que le Souvenir inclina son vol vers les Îles Doyennes
Pour y prendre patrie, à la fois sol, image et langage.

Là-bas, une couronne de souvenirs ceint les ruines volcaniques de l’Atlantide.
Et de cet infini plan azuré monte l’ode à l’éternel
Mouvement de lourds rouleaux de bonheur épicés de sanglots
Que la Sodade sème et moissonne aux flancs des cieux.
En une patrie. L’amour de loin et sa douleur y rassemblent
Dieux, héros et hommes.

Car, c’est organisé en nation que tout spicilège d’âmes
Élit une ultime patrie, pour s’établir. Ainsi croît la Sodade en un peuple
Et son habitation est une constellation marine.
Le chemin de loin, morsure de l’Absence
Qui apporte le lointain et soustrait le proche,
S’achève dans l’amnistie du retour dans l’Archipel des Hespérides.

Commentaires
Pour ceux qui, comme moi, aiment à méditer les poèmes sur un fond musical, il est loisible de lire et relire « La Sodade a élu une patrie », en écoutant une Morna célèbre, « Nho Donote », dont les paroles ont été (momentanément) perdues (oubliées) et leur reconstitution, pour lors, difficile.
En Cabo Verde, il est de pratique courante que le prénom d’une personne ou son sobriquet lui serve de surnom et prime son patronyme civil (prénom et nom) dans les relations sociales. Par exemple, mon père, Amarante Gonçalo Tavares, eut pour surnom « Nho Touti ». Il était le benjamin de sa fratrie, le « Kôdè » (en créole), d’où « Touti » extrait du wolof mais dont l’origine semble tenir de la contraction du français « tout petit ».
« Nho Donote », le titre de la chanson qui accompagne ici le poème, est le surnom d’une personne.
En créole caboverdien, le « Nho », mot masculin, dérive du portugais Senhor et se traduit par « Monsieur », qui souligne et renforce la respectabilité d’un homme. Mais, sous ce rapport, le vieux mot français, « Sieur », paraît plus exacte.
« Donote », lui, est tiré du prénom portugais « Donato » (selon Fatima Lima de Veiga). En français, il correspond à « Donat » ou « Donatien » qui sont deux variantes de « Deodatus » (don de Dieu), selon Jean-Louis Beaucarnot . Ainsi, « Donote » signifie « Donné », au sens de Dieudonné. Par conséquent, « Nho Donote » se rend en français par le Sieur Dieudonné. En tous les cas, dans l’attente de la redécouverte des paroles, il est fort probable que le titre « Nho Donote » relate l’expérience douloureuse vécue par ce personnage.
« Nho Donote » est l’une des merveilles du répertoire musical caboverdien, dans laquelle la guitare de Humbertona répond au piano de Chico Serra, dans un approfondissement inégalé de la Morna. Il est des interprétations instrumentales qui « augmentent » la Sodade et lèvent les sentiments, comme le levain « travaille » le pain. Ainsi, laisser cuire nos cœurs, à l’écoute de cette rivalité complémentaire de deux grands musiciens. Seul le silence de nos oreilles laisse apprécier l’interprétation.
Merci infiniment à Chico Serra et Humbertona qui rendent éternelle la Sodade. Telle est la puissance de la Morna qui, sur terre, rend meilleur hommes et femmes qui daignent la méditer.
Il n’est pas exact et moins encore vrai d’affirmer que la Sodade caboverdienne est postérieure à la Saudade portugaise qui lui aurait fourni ses matériaux (thèmes et notes musicales), comme le répète Jean-Yves Loude, spécialiste de Cabo Verde : « à la source de l’inspiration, coule la douleur de la séparation. Le Portugais l’a amenée avec armes et bagages d’Algarve ou d’Alentejo. L’Africain la traînait avec ses chaînes. Saudade, la mélancolie portugaise, s’est créolisée sous l’effet du jumelage des peines » . Cette thèse est une opinion établie, dominante même. Cependant, aussi répandue soit-elle, elle n’en demeure pas moins erronée.
Car, dussions-nous le répéter, la structure primordiale de la Sodade, qui est essentiellement psychologique, puisque le Souvenir y agence « la douleur de la douleur », cette charpente-là est antérieure à la Saudade portugaise, comme le laisse supposer les lectures attentives d’Homère, Apollonius de Rhodes et Camões. Et c’est ce dernier qui, dans Les Lusiades, lève un coin du voile à la strophe 8 de son chant V. Il eût suffit de lire ces auteurs, pour s’en apercevoir. Certes le mot Sodade est dérivé du portugais Saudade. Toutefois, la structure (Souvenir et Douleur) qu’elle exprime est bien antérieure à l’arrivée des Portugais sur l’archipel atlantique. Le Livre des Sodades, duquel est extrait le poème La Sodade a élu une patrie, s’efforce de mettre au jour cette vérité en posant ce nouveau paradigme anthropologique et historique, depuis les auteurs grecs cités, auxquels doivent s’ajouter Platon, Saint Augustin et Hölderlin, les trois grands penseurs du Souvenir.
Sans aller plus avant, qu’il nous suffise ici de faire remarquer que les auteurs (Eugénio Tavares, etc.) et les compositeurs (B. Leza, etc.) qui ont fixé les bases thématiques et musicales de la Morna ainsi que les poètes Hespéritains (Pedro Cardoso, José Lopes, etc.) qui ont posés les bases poétiques et littéraires de la Sodade ont-ils toujours confondu (amalgamé) Souvenir (en tant que fonction), « souvenir des sentiments » (états affectifs : tristesse, joie, Amour, tourment, etc.) et la Douleur. C’est sur cet assemblage que, jusqu’ici, la Sodade a été comprise et chantée. Et cela explique ou met en clarté le fait que la Sodade ait été réduite à la mélancolie portugaise, à la nostalgie. Or, en son fond propre, Sodade est Souvenir. Sodade est essentiellement activité du Souvenir. Elle est cette activité même.
Ainsi, « Le chemin de loin », ce caminho longe qu’Abilio Duarte a su si admirablement condenser dans son célèbre texte Caminho de São Tomé et que Bana a chanté de manière inégalée, tout comme « l’Amour de loin », vieux thème des immortels troubadours (Jaufré Rudel et Bernard de Ventadour), restitué dans « Longe di Bo Nha Cretcheu » si remarquablement interprété par Gardenia, ces deux chansons-là, disons-nous, confondent encore Souvenir, Douleur et « souvenirs des sentiments ». En arrière-fond historique et social était la Famine qui a tant ravagé le peuple caboverdien du 17ème au 20ème siècle et qui a laissé de profonds stigmates.
Si, aux plans de l’inspiration poétique et de la création musicale, on peut et on doit même laisser la Sodade dans cet état de confusion productrice, aux plans épistémologique et philosophique, il est temps de la concevoir comme Souvenir. C’est ce que dit le poème que vous êtes invité à lire.
Bibliographie des commentaires
Jean-Louis Beaucarnot, Les prénoms et leurs secrets, Éditions Denoël et France-Loisirs, Paris, 1990, p. 69.
Jean-Yves Loude, L’archipel des musiques, préface du livre de Vladimir Monteiro, Les musiques du Cap Vert, Chandeigne, Paris, 1998, p. 9.
Bana, « Caminho de São Tomé ».
Gardénia Benrós, « Longe di Bo Nha Cretcheu (Loin de Toi Ma Bien-Aimée) », album Silvestre Faria : Sua Vida, Sua Historia, Sua Obra, Compact Disk, Brazuca Publishings, (2014).
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