Côte d’Ivoire : pourquoi les Déguerpis habitent-ils les cimetières ?

Par Pierre Franklin Tavares|12 juillet 2018|Actualités, Monde

D.RLa transgression est totale et sans précédent : à Abidjan, des vivants ont pris des cimetières pour demeures. Ils sont connus. Ce sont les déguerpis, les expulsés et les expropriés, tous ces punis de la spéculation foncière. Les plus fragiles donc. On n’imagine pas leur journée. Mais que penser de leurs nuits, parmi les tombes ? Le spectacle est déconcertant, décourageant même. Les vidéos choquent.

Il me souvient enfant, à Abidjan, les cimetières étaient sacrés. Les citadins y rendaient, avec respect, le culte des morts, celui des ancêtres et la pratique du souvenir. Puis vint le premier choc pétrolier (1973), avec ses premières restrictions budgétaires (État et municipalités) qui ont vu la baisse ou l’arrêt de l’entretien des cimetières, mais surtout l’apparition du banditisme qui a fait des cimetières des lieux de repaire pour délinquants et gangs.

Au milieu des années 80, les cimetières étaient plus redoutés par la présence des brigands que pour les morts. La peur remplaça le respect. Conséquence immédiate : les objets de valeur sur et dans les tombes (croix, plaques en bronze ou bijoux en or) commencèrent à être pillés pour être revendus dans des marchés parallèles ou pour servir d’amulettes (pratiques occultes).
Au début des années 90, face à l’incapacité des pouvoirs publics d’y déloger les bandits et d’y assurer l’entretien des sépultures (hypogées ou mastabas), on vit l’apparition de nouveaux « petits métiers de service » (propreté, arrosage, jardinage, surveillance, etc.) exécutés par des particuliers sous contrat avec les familles des défunts.

Mais qui, dans l’histoire urbaine d’Abidjan, aurait pu songer voir un jour des familles entières y trouver refuge et habiter ? Il est loin le temps où les programmes d’accès aux logements sociaux garantissaient à la majorité des citadins un toit, fut-il modeste. Il y avait alors, sous Félix Houphouët-Boigny, une véritable politique publique de l’habitat.

Que deviendront tous les enfants des déguerpis, qui auront appris à habiter sur des sépultures ? Le traité sur le droit des enfants est bafoué. La Constitution ne les protège pas. À leurs côtés, on voit des vieillards hagards, qui s’étonnent de ce qui leur arrive ! Et on entend sourdre la colère des mères de famille qui laissent monter au ciel leur désirs de vengeance : ni douche, ni toilettes, pas de chambre, aucune cuisine. C’est tout le sens de la maternité qui est niée.

A-t-on seulement imaginé le coût social et économique des déguerpissements brutaux ?  Un tabou est donc tombé : on peut désormais vivre et habiter sur ou parmi les tombes des morts. Une cloison fondatrice s’est écroulée. En effet, toutes les sociétés reposent sur la séparation (spatiale) du lieu des morts de celui des vivants ; séparation entretenue par le culte des morts (devoirs envers les anciens), ou le culte du souvenir (actes mémoriels) ou encore le culte des ancêtres (généalogie) et des mânes (pouvoir d’intercession).

Mais, il y a autre chose et peut-être en est-ce la signification essentielle : on l’oublie, le cimetière, c’est à la fois le lieu de séparation mais aussi le point de rencontre du monde visible et du monde invisible. Car les morts sont réputés pouvoir intercéder auprès d’êtres immatériels ou être les confidents des vivants. Et c’est bien cela que les déguerpis d’Abidjan nous rappellent et disent. Puisque, au moment de leurs déguerpissements sur décision gouvernementale, aucun parti politique, moins encore les religions, pas même l’intelligentsia ne leur ont prêté assistance, ils n’eurent à l’idée qu’un seul recours : les morts. C’est l’inversion du monde social : vivre, survivre, c’est habiter parmi les morts. Malheur à qui n’entend pas ce que cela veut dire ! La nécromancie est proche. Il peut tout en sortir.

Au reste, dans ces lieux, les déguerpis ne sont pas expulsables, du moins le croient-ils. Ils font des morts leurs protecteurs ou médiateurs. Et les cimetières sont comme les antiques forteresses, difficilement prenables. Seuls les morts peuvent désormais parler à l’État, lui faire entendre raison. Livrés à eux-mêmes, en violant de la sorte la quiétude du séjour des morts, les déguerpis posent un acte ultime de résistance et/ou de rupture civile.

En tous les cas, nous assistons à un tournant dans la crise sociale ivoirienne qui, en dépit de très bons résultats macro-économiques obtenus par le gouvernement, s’aggrave sous nos yeux. Promise et attendue, la redistribution des fruits de la croissance ne se fait toujours pas. Or, comme l’a toujours affirmé et si bien montré Félix Houphouët-Boigny, il est plus difficile et surtout plus coûteux de ne pas redistribuer que de distribuer la croissance. Et cela nul n’a besoin d’être de gauche, pour le savoir. Il suffit d’avoir du « bon sens » ou d’avoir été instruit par l’histoire universelle. Mais, il est vrai, cela est souvent la chose la plus difficile.

En somme, nous devons méditer avec attention ce nouveau phénomène urbain porté par une folle désespérance et qui, dévastation de l’existence, réaménage autrement ce que Heidegger a appelé le Quadriparti : la relation entre « terre, ciel, divins et hommes ». Aussi, voudrais-je, ici, inviter toutes les autorités compétentes et l’intelligentsia ivoiriennes à lire voire à relire le sublime texte de Heidegger intitulé BÂTIR HABITER PENSER, publié dans essais et conférences (collection Tel Gallimard, Paris, 1958, pages 170 – 193), qui montre comment les trois actes (bâtir – habiter – penser) sont liés par le langage à ce vers quoi ils renvoient, c’est-à-dire à « tout ce qui est » : l’être ; et qui, en une formule décisive, précise : « habiter est le trait fondamental de l’être en vertu duquel les mortels sont ».

Ainsi, que des citadins, sous la pression de la spéculation foncière et de la pauvreté, soient conduits à apprendre à des-habiter, révèle le fond d’un drame existentiel. Alors vient à l’esprit et au jour la question suivante adressée à tous : qu’est-ce ne pas habiter veut donc dire ?

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