Eduard Gans, collaborateur de Hegel et Professeur de Marx

Par Pierre Franklin Tavares|31 janvier 2017|Billet citoyen, Culture

En souvenir de mon vieil ami décédé, Amady Ali Dieng, le penseur engagé

Une ascendance nègre

Eduard Gans (D.R)Eduard Gans a été à Hegel, ce que Théophraste fut pour Aristote. Et s’il peut se comprendre qu’il reste inconnu du public, cela s’admet moins quand il s’agit des cercles de l’hégélianisme. Seuls quelques spécialistes de Hegel se souviennent de lui et, parfois, au détour d’un commentaire, laisse apparaître son nom, mais sans plus. Même dans le corpus hégélien, il n’est mentionné que dans les notes. Pourtant, sa contribution doctrinale ne fut pas marginale.

De cet état de fait, on peut trouver une première explication dans le fait que, en son temps, Hegel a écrasé de son poids et de sa dimension tout son entourage, y compris Hölderlin et Schelling. Son fils, Karl Hegel, l’un des plus brillants historiens allemands, plus que tout autre n’a pas échappé à cette règle. Il en est allé de même pour Eduard Gans, l’un de ses meilleurs disciples, et sans la présence duquel bien des pans de la philosophie du droit et de la philosophie de l’histoire de Hegel ne se laisseraient appréhender que plus difficilement. Il a été le principal contributeur aux Principes de la philosophie du droit ou Science de l’État en abrégé de Hegel, ouvrage qui résume ce que Hegel lui-même a appelé L’esprit objectif.

Ce grand oubli d’Eduard Gans s’explique d’autant moins qu’il a été le professeur de Karl Marx, et l’on ne comprend pas la critique que Marx fera de l’État hégélien, sans Eduard Gans qui en est comme le repoussoir inavoué.

Ainsi, toute l’activité intellectuelle et scientifique d’Eduard Gans a-t-elle été encadrée par deux des plus grands noms de l’histoire de la Pensée moderne : Hegel et Marx. Et rien que cet « état de service » aurait dû lui épargner d’être pris dans les filets ingrats de l’oubli.

Eduard Gans est né le 22 mars 1798, à Berlin, et meurt le 5 mai 1839, dans la même ville, à 41 ans, quelques années après Hegel (1831). Il était juif d’origine. Son père, Abraham Isaak Gans, banquier, mourut également très jeune, à 47 ans (23 mars 1766 – 6 septembre 1813). Sa mère, Zipporah Marcus (2 janvier 1776 – 22 décembre 1839), était une berlinoise et vécut plus longtemps que son époux et son fils. Son unique sœur se prénommait Henriette (1800 – 1875).

Eduard Gans était donc un éminent intellectuel d’origine juive qui se convertira au christianisme, non sans que cela ne soulève émoi et protestation dans sa communauté. Il ne le fit pas seulement en raison de convictions philosophico-religieuses qui le poussèrent à renier son appartenance première, mais également pour avoir le droit d’enseigner dans les universités allemandes.

Juriste de solide formation, il était tout autant historien et philosophe. Ce qui explique sa proximité et la responsabilité doctrinale et théorique que lui confiera Hegel. Et, juste après la mort prématurée de ce dernier (choléra, 1831), Eduard Gans fera partie du cercle intime qui constituera l’association « Les amis du défunt » dans le but de procéder à la publication posthume de toute l’œuvre de Hegel.

Mais, ici, un autre aspect de sa personne nous intéresse : son phénotype, plus précisément son « phénotype macroscopique », c’est-à-dire ses caractéristiques physiques observables. Pour simplifier, disons que le phénotype est l’ensemble des caractères extérieurs d’un individu (couleur de peau, des yeux, morphologie, etc.), en lien avec son génome (ensemble des gènes).

Or, lorsqu’on observe les images d’Eduard Gans qui nous sont parvenues, on est immédiatement frappé par certains traits qui indiquent une parenté (lointaine ou proche) avec les populations négroïdes, et plus clairement une ascendance noire. En effet, la photo que nous montrons ici laisse apparaître des cheveux de type frisé, fortement frisé ou bouclé, et l’homme paraît avoir le teint quelque peu hâlé. Ces traits phénotypiques sont frappants.

Mais il est un autre indice, qui pourrait conforter cette parenté : le prénom de sa mère, Zipporah.
Rappelons ici que Zipporah est un prénom dont l’étymologie signifie « petit oiseau ». Et, bien évidemment, chacun l’aura reconnu, c’est le prénom de la célèbre Tsippora, Séphora ou Séfora (selon les orthographies), qui fut la première épouse et peut-être la seule de Moïse (Exode 2).

Tsippora, bergère comme ses six sœurs, était la fille de Jethro (ou Ragouël : « ami de Dieu »), un prêtre de Madian qui rendait un culte à El Elyon, son dieu. Moïse fit sa rencontre, lors de son exil (fuite) à Madian, étape qui constitue la troisième séquence de sa vie. Et contrairement au tableau célèbre de la chapelle Sixtine réalisée par Sandro Botticelli, La jeunesse de Moïse (1481 – 1482), qui la représente blanche de peau, la Bible la décrit exactement comme noire et originaire ou du Soudan (Nubie), ou d’Égypte ou d’Éthiopie, selon les traductions et les controverses.

Elle est parfois assimilée (monogamie) ou alors distinguée (polygamie) de la fameuse Kouchite, épouse de Moïse, qui est désignée comme une Éthiopienne (Nombre, 12 – 1).

En tous les cas, dans la continuité du tableau de Sandro Botticelli, notons que dans le film Les Dix commandements (Cecil B. DeMille, 1956), le rôle de Tsippora (Séphora) de Madian est tenu par la belle actrice canado-américaine Yvonne de Carlo, blanche, avec une assez forte ressemblance de l’héroïne de Botticelli. Ce type de « blanchisation » n’est pas un phénomène nouveau. On en trouve une trace avec le Héraclès des Grecs, qui avait maints traits négroïdes (corps trapu, cheveux crépus, fesses noires, etc.) en raison de son ascendance noire par sa mère Andromède originaire d’Éthiopie. Puis, Héraclès sera successivement blanchi par les Romains (Hercule) jusqu’à Walt Disney. Tsippora, à l’origine, était une femme noire et connaitra la même « blanchisation » historique. Ésope, lui-même d’origine égyptienne, si l’on en croit l’abbé Grégoire, se demandait et s’étonnait dans sa Onzième fable  qu’on puisse blanchir une nègre. Avec Héraclès et Tsippora, nous tenons deux exemples que l’on pourrait multiplier.

Mais Tsippora n’a pas seulement été l’épouse noire de Moïse, elle est également celle qui pratiquera la circoncision salvatrice de Guershom (Exode, 2, 21), leur premier fils, pour toucher du prépuce tranché et ensanglanté les pieds de Moïse, geste qui épargnera son époux de la mort que Dieu voulut lui infliger (Exode 4, 24 – 26). Elle est donc le personnage central de la troisième grande séquence de la vie de Moïse (sauvetage des eaux (Nil), puis face-à-face du Buisson ardent (Horeb).

Sur la base des éléments patronymiques et biographiques fournis, revenons au phénotype d’Eduard Gans. Force est alors de constater que sa composition allélique (génotype), qui détermine son phénotype, est assez éloquente ou parlante. En effet, d’où tient-il ses cheveux fortement frisés et son teint basané ? Fort probablement de sa mère Zipporah. Cette hypothèse repose sur quelques minces indices, notamment le prénom Zipporah qui, dans l’histoire juive, renvoie à une ascendance prestigieuse et nègre. Était-ce pour cette raison que sa mère reçut ce prénom ? Et puisque nous ne disposons pas de portrait de son père, Abraham Isaak Gans, nous devons affirmer que c’est très probablement de sa mère qu’Eduard Gans a hérité de plusieurs allèles (versions variables d’un même gène) par lesquels s’identifient les populations noires.

En conclusion, que l’un de ses principaux collaborateurs, d’origine juive, ait indubitablement une ascendance noire, Hegel ne pouvait que le remarquer. Et cette indication renforce l’idée selon laquelle il n’a pas jamais été un raciste, comme cela arrange maints médiocres de le prétendre. En effet, et nous l’avons maintes fois écrit, dans La Phénoménologie de l’Esprit, Hegel n’a pas hésité à ridiculiser laconiquement toutes les grandes théories et doctrines racistes de son époque, en particulier la Phrénologie de Frantz Joseph Gall et la Physiognomonie de Johann Kaspar Lavater alors très en vogue ; si, dès son adolescence (12 ans), il n’a pas atermoyé pour écrire audacieusement dans son « journal intime » que Ménès l’Égyptien (Mény, Menas ou Narmer), 1er pharaon, fondateur de la dynastie thinite vers – 3150 avant J.-C., qui a unifié la Haute-Égypte et la Basse-Égypte, est un descendant de Cham (ancêtre biblique des Noirs) ; s’il a affirmé l’origine égyptienne de la civilisation grecque (Leçons sur la philosophie de l’histoire et notre article Hegel et l’Égypte antique) ; s’il a affirmé que la Haute-Égypte (Nubie) et l’Éthiopie (Carl Ritter) sont la source historique et civilisatrice de la Basse-Égypte (Leçons sur la philosophie de l’histoire), ce qui, loin de satisfaire les disciples de Cheikh Anta Diop, les horripilent ; si jeune précepteur à Berne, après la lecture de l’Histoire des Deux Indes de l’abbé Raynal et Diderot, premier ouvrage anti-esclavagiste, il n’a pas tergiversé et a fermement condamné l’esclavage et la compromission de l’Église ; s’il a médité et décrit la première victoire de l’esclave sur son maître (dialectique) dans Domination et servitude (La Phénoménologie de l’Esprit) en 1804, au moment même où Haïti proclame son indépendance ; s’il a emphatiquement salué la révolution des esclaves noirs d’Haïti et applaudi à la fondation chrétienne du premier État noir post-esclavagiste, comme nous l’avons montré dans notre article sur Hegel et Saint-Domingue ; et s’il a été, contre toute l’histoire officielle de la médecine tropicale, pratiquement le seul a attribuer la découverte de la quinine à un médecin noir, le Dr Kingera (La raison dans l’histoire) ; s’il a été le seul à voir dans le royaume du Dahomey (Afrique de l’ouest), et excusez du peu, la « réalisation partielle de la République de Platon » (La raison dans l’histoire), alors comment le considérer comme un raciste et l’ennemi des peuple noirs ?

Sa fréquentation et son choix porté sur Eduard Gans se fit au-delà ou contre toutes les conceptions racistes. C’est encore lui qui militera et le cautionnera pour son intégration comme Privat-Dozent, avant que celui-ci ne devienne professeur d’université.

C’est pourquoi, « il est grand temps » (Zarathoustra, Nietzsche) de préparer la publication de ma thèse de doctorat : Hegel, critique de l’Afrique ou Introduction aux études critiques de Hegel sur l’Afrique, soutenue en Sorbonne (Paris – 1), en 1990, il y a près de vingt-six ans et qui a marqué un tournant décisif dans la compréhension de l’itinéraire africain de Hegel, comme l’avait souligné mon vieil ami, penseur et économiste sénégalais Amady Ali Dieng, aujourd’hui disparu, et auquel cet article de combat et de pensée est dédié.

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